PAYSAGE - Ch. BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, pièce LXXXVI (Tableaux parisiens).
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Je veux, pour composer chastement mes églogues 1,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre,
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Ch. BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, pièce LXXXVI (Tableaux parisiens).
1. On désigne traditionnellement sous le nom d « églogue « un genre littéraire, représenté par de petits poèmes de caractère pastoral où le poète met en scène des bergers.
Paysage est le premier des dix-huit poèmes de la deuxième division des Fleurs du Mal de l'édition de 1861 intitulée « Tableaux Parisiens «. Ils sont consacrés à des paysages citadins et montrent l'importance prise par la ville et par la vie moderne dans l'oeuvre à partir de 1857. C'est alors que le poète écrit en prose le « Spleen de Paris «, et en vers les « Tableaux Parisiens «. Il a souvent opposé les maisons, les rues et les monuments à la nature champêtre et rustique, et ne se lasse pas de contempler le Paris du second Empire, dont il découvre sans cesse la beauté originale, dont il devine la vie secrète et dramatique.
«
Dans ce Paysage intitulé en 1857 Paysage parisien, il est bon d'étudier le mouvement général qui nous emporte, à partir d'une description des toits de la cité, jusqu'à une véritable re-création du monde, passant par l'alchimie de lachambre close où s'élaborent tous les rêves, pour y déceler les élans d'une âme qui cherche la pureté, l'éternité, lebonheur, dans la richesse des images, des mots et du rythme.
1.
Paysage parisien et visions imaginaires
Le mouvement de l'ensemble est défini par les deux mots qui marquent l'intention délibérée du poète :
« Je veux, pour composer...
» (1)
...
évoquer le Printemps avec ma volonté (24) »
« ...
tirer un soleil de mon coeur— (25) »
C'est tout le mécanisme de la création à l'intérieur, d'une âme, et il n'est pas difficile de voir ici les éléments d'unvéritable art poétique.
Le contenu du poème est défini dansjes huit premiers vers.
Paysage parisien, sans doute, me aussi paysage reconstruit par l'imagination et par le cœur du poète : en effet lespectacle des toits de la cité s'impose au contemplateur mais très vite les éléments réels s'organisent en unecomposition nouvelle; les musiques et les paroles s'associent aux images, et les étendues célestes ajoutent àl'ensemble une spiritualité diffuse.
Dans la deuxième partie les choses humaines sont encore mêlées intimement auxréalités naturelles, car elles sont toutes saisies et transformées par la sensibilité de Baudelaire pénétré par ladouceur de son rêve.
Dans les dix vers qui suivent, l'imagination s'épanouit littéralement : c'est un décor de fêtesgalantes, de jets d'eau, d'oiseaux.
C'est un peu le « vert paradis des amours enfantines » qui est évoqué ici commedans Moesta et Errabunda (1855).
Ni l'action extérieure, ni la politique ne pourront désormais le distraire, car il sera plongé dans le mystère de la création poétique, source inaltérable de bonheur et de beauté.
2.
Élans spirituels
Les aspirations de l'auteur se révèlent progressivement tandis que le mouvement du poème s'amplifie : le motéglogues ne manque pas d'humour.
Baudelaire ne s'intéresse guère aux fleurs des champs ni aux bergers qu'il n'a jamais mis en scène.
Mais la première strophe nous révèle son penchant pour l'imaginaire :
« Écouter en rêvant.., rêver d'éternité », nuancé d'intentions morales et spirituelles :
« chastement », « éternité ».
Dans la seconde, la contemplation domine; une véritable euphorie consolatrice s'empare du poète; le spectacles'élargit pour ainsi dire dans l'espace et dans le temps, devant ses yeux, et il décide de créer lui-même les palais deses songes.
La dernière partie comble vraiment le besoin de vie spirituelle, de richesse intérieure : à travers lesallées et les bosquets d'un parc imaginaire, c'est la sérénité physique et morale qu'il a tant souhaitée, l'ordre et lapaix qui lui ont si cruellement manqué que Baudelaire recrée, comme dans Le balcon
« Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!
...
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis »
ou L'invitation au voyage
« Là tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté ».
En vérité ce n'est que dans son imagination et dans sa poésie qu'il pouvait satisfaire les désirs de son âme et lesespérances de son coeur.
3.
Rythmes, mots et musique
Il n'est donc pas surprenant que la forme matérielle du poème fasse corps avec les sentiments, les idées et lapersonnalité même de l'auteur.
La versification est fort simple : pour donner à l'ensemble une allure aisée etrégulière, le poète emploie des rimes plates et un rythme à peu près sans ruptures.
Le premier paragraphe :
2 + 10, 6± 6 vers (1,2) 1 + 5 + 6— 12.
vers (3, 4)
6 ± 6, 12; vers (5, 6) 3 + 3 ± 6, 12.
vers (7, 8) met en valeur quelques expressions essentielles : « Je veux,écouter en rêvant...
»
Dans le second :
3 + 6 + 3 — 6 + 6, 6 + 6 — 12.
vers (9, 10, 11, 12).
»
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