Paul VERLAINE, Poèmes saturniens, III: PROMENADE SENTIMENTALE
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes;
Les grands nénuphars, entre les roseaux,
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l'étang, parmi la saulaie
Où la bruine vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j'errais tout seul
Promenant ma plaie; et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ces ondes blêmes
Et les nénuphars, parmi les roseaux,
Des grands nénuphars sur les eaux calmes.
Paul VERLAINE (1844-1896), Poèmes saturniens, III, 1866.
Paul Verlaine, le poète maudit, évoque encore une fois, dans cette Promenade sentimentale, son mal de vivre, son
ennui, sa désespérante solitude. Qui croirait que l'auteur de ce poème n'a que vingt-deux ans? Le ton est si triste, la maturité si grande et l'art si accompli.
Tout comme Rimbaud et Baudelaire, Verlaine se présente ici comme un blessé, blessé par la vie, blessé par le douloureux spleen dont on ne guérit pas. Incapable d'atteindre l'idéal, incapable de trouver un sens à la vie, le poète s'ennuie et trouve tout trop monotone. La nature qu'il contemple ne lui donne que des raisons de désespérer davantage.
«
Nous observons le même procédé aux vers 4 et 18, avec les expressions calmes eaux, eaux calmes, la première introduisant une rime masculine er donnant l'impression de clôture, la seconde, au contraire,correspondant à une ouverture.
Au vers 4, les calmes eaux de l'étang forment un tout bien fermé sur lui- même, inerte, stagnant.
Au dernier vers, les eaux calmes semblent au contraire s'étendre et se confondre avec le ciel :
...; et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes Rayons du couchant...
Des nénuphars sur les eaux calmes.
Voilà le seul événement du poème, le seul mouvement, avec le battement d'ailes des sarcelles.
Il est évoquépar un passé simple qui s'oppose nettement aux imparfaits : vint, passé simple de « venir », verbe de mouvement.
Le vers 13 constitue ainsi l'articulation du poème.
Les vers suivants ne feront apparaître que des répétitionsmodifiées, reprenant le début du texte, comme si celui-ci formait une boucle, comme si le poète tournait enrond.
Il faut, en effet, reprendre la lecture au début pour que le mot roseaux du vers 15, rime avec le même terme utilisé au vers 3.
Le poète semble pris au piège du poème, il erre dans l'écriture, comme il erre dans le monde.
Il est seul, et,tout autour de lui n'est que le reflet de lui-Même et de son état d'âme.
Pour rendre compte de cette idée,Verlaine introduit des jeux de mots, qui sont autant de jeux de miroir.
Les répétitions que nous avons remarquées sont comme des reflets.
Comparons par exemple le vers 1 et les vers13-14 :
Le couchant dardait ses rayons suprêmes...
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ces ondes blêmes...
Les trois termes couchant, rayons, suprêmes du premier vers sont repris certes, mais dans l'ordre inverse, comme s'ils étaient lus une première fois, puis relus dans un miroir, confirmant ainsi l'impressionde clôture, de retour en arrière, de cercle vicieux que nous ressentons et que ressent le poète dans sasolitude.
Encore un jeu de miroir, toujours plus subtil, au vers 10, où les sonorités se répondent en s'inversant.
Leverbe rappelaient fait apparaître la suite [e-1-0 et le mot aile, la suite inverse rè-1-e].
La première partie du vers se reflète dans la seconde; la césure au cinquième pied de ce décasyllabe est comme un axe desymétrie, selon lequel s'organise les assonances des deux hémistiches.
Ainsi, Verlaine introduit une rimeinterne d'un nouveau genre, rappelaient I ailes, une rime que l'on pourrait appelée inverse ou symétrique, et qui s'observe tout au long du poème dans les répétitions : rayons suprême's 'suprêmes rayons, calmes eaux/eaux calmes.
Le jeu de miroir, qui rend plus forte l'impression de symbiose entre le poète et la nature qu'il décrit, estévoqué partout dans le poème.
Il est l'expression même de la solitude insupportable du poète.
C'estpourquoi Verlaine privilégie ici la description de l'eau, au long de l'étang...
noyer, pleurant où se mirent les saules et les nénuphars, fleurs aquatiques aux reflets multiples qui fascinèrent Monet.
La même recherche s'observe dans la construction et les sonorités des vers 11 et 12.
Le travail estmagistral.
Dans ce dystique, Verlaine ne se contente pas d'introduire une rime interne (saulaie/plaie), mais il fait correspondre les termes deux à deux, par leur sonorité.
Parmi répond à promenant (P.
R.
M./P.
R. M.); se rappelaient à saulaie (S.
Lai/S.
Lai), errais à l'épais, et tout seul à linceul.
Ainsi, le paysage et le poète ne forment plus qu'un.
Et mieux encore, le décor enferme le poète.
Les expressions : parmi la saulaie et l'épais linceul, consacrées à la nature, entourent les deux expressions décrivant le poète : j'errais tout seul, promenant ma plaie.
Le poète disparaît littéralement dans la brume et la nuit.
Le Moi, je du vers 5, n'est bientôt plus qu'une plaie, et semble ne plus exister du tout à partir du vers 13, quand le linceul de la nuit vient recouvrir le monde.
Si bien que le lecteur ne sait plus très bien si, aux vers 7 et 8, c'est la brume vague qui est personnifiée (un grand fantôme se désespérant et pleurant), ou si c'est le poète qui se perd dans le décor, qui gémit avec la voix des sarcelles, et qui erre comme ce fantôme laiteux.
Quoi qu'il en soit, cette union parfaite avec le paysage symbolise la mort : le poète meurt avec le jour.
Il« finit », en contemplant l'infini, comme le montre l'alternance régulière des rimes féminines et masculines.
Tous les éléments du décor évoquent l'agonie.
Les couleurs d'abord : une harmonie de noir et de blanc :blêmes, laiteux, ténèbres, brume, fantôme, et le rouge de la plaie du poète, rappelant le sang et la mort. La lumière disparaît peu à peu, comme l'indiquent les verbes dardaient, luisaient, noyer.
Nous arrivons.
»
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