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Paul Valéry donne à l'écrivain ce conseil : «Entre deux mots, il faut choisir le moindre» (Tel Quel, Littérature, 1929, Pléiade, t. II, p. 555). Vous rapprocherez cette boutade de la définition qu'André Gide propose du classicisme : «Le classicisme - et par là j'entends : le classicisme français - tend tout entier vers la litote. C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins.» (Billets à Angèle, 1921, dans Incidences.) Vous vous demanderez quel aspect du classicisme et, d'une façon

Publié le 08/02/2011

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gide

• Andromaque, acte I, se. 4, la célèbre entrée en scène d'Andromaque (v. 260-264) :

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils. Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie Le seul bien qui me

reste et d'Hector et de Troie, J'allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui : Je ne l'ai point encore embrassé

d'aujourd'hui.

Ce langage semble extrêmement mesuré : pas une épithète, pas une image qui ne soit strictement incorporée à la

phrase, pas un «mot hardi», mais Andromaque ne cesse de marquer les distances qu'elle entend maintenir avec

Pyrrhus : au vous de Pyrrhus («Me cherchiez-vous, Madame ?»), elle répond en se murant dans son moi (quatre je,

un mon et un me en cinq vers pour un seul vous), désigne Pyrrhus par l'insolent on, le traite de geôlier {garde), de

tyran (souffrez), refuse de s'arrêter pour parler (je passais), souligne bien qu'elle ne pense qu'à son passé (Hector

et Troie), ne veut pas sortir de ses malheurs (pleurer), n'aime et ne veut aimer que son fils (embrassé d'aujourd'hui).

On ne peut mieux «remettre quelqu'un à sa place» et chercher à «couper tous les ponts», mais sans que jamais un

seul mot soit en lui-même une attaque directe.

...

gide

« encore plus, sous chacun de ses silences couve une insolence qu'elle veut bien ne pas dispenser, une impertinencevolontairement restreinte, réduite, reconduite, tenue en main, tenue en guide, une insolence, une impertinenceroyale, fille de roi, quel roi, (secrètement fille d'Atride); ou le dernier, le pire de tout, une insolence de tendresse,une impertinence tendre.» (Victor-Marie, comte Hugo in Pléiade, Oeuvres en prose, t.

II, p.

776.) A la lumière decette suggestion de Péguy, il serait facile de creuser tous les détails de cette tirade (lien intéressant entre ladissertation et l'explication de texte).

Signalons seulement quelques effets dans les premiers vers : terrible ironie du«cessez de vous troubler», car c'est tout de même Iphigénie la condamnée à mort, mais il s'agit avant tout d'apaiserun homme faible et vaniteux qui est capable de n'importe quoi lorsqu'il juge son autorité mise en question, d'où le«vous n'êtes point trahi»; il faut avant tout qu'Agamemnon ne se sente pas ridiculisé dans son rôle de chef.Iphigénie ne peut cependant pas s'empêcher de marquer un léger mépris pour cette autorité qui ne sait pascommander et doit avoir recours à des intrigues pour se faire reconnaître : «Vos ordres sans détour pouvaient sefaire entendre», etc. II La litote et le classicisme éternel Ce goût de la litote n'est pas un simple usage propre à la langue classique du XVIIe siècle, il répond à toute uneesthétique qui règne bien au-delà de la génération de 1660. 1 Par rapport à l'objet à peindre : la litote est ce qui évite de dépasser, par l'expression, la nature, le «modèlenaturel» (Pascal, Pensées, éd.

Brunschvicg, 33 ; Lafuma, 932 ; XVIIe Siècle, p.

151) qu'il faut imiter ; ainsi le jargonprécieux dépasse la nature, comme une femme trop chargée de bijoux écrase sa propre beauté (Ibidem). 2 Par rapport à l'harmonie interne de l'œuvre : la litote porte à travailler l'harmonie d'ensemble plutôt que le détail.Celui-ci, en effet, ne valant jamais par son intensité propre, ne trouve sa signification et sa vigueur que dans sesrapports avec l'ensemble de l'œuvre (c'est ainsi que le classique ne fait jamais le beau vers pour le beau vers). 3 Par rapport à la personne de l'écrivain et à celle du lecteur : la litote implique une véritable attitude morale (cf.sujet suivant); l'écrivain ne s'impose pas, mais compte en quelque sorte que la force de ses idées surgisse de l'espritdu lecteur.

Son rôle d'écrivain est plutôt de faire comprendre un rapport que d'imposer une image ou une qualité.Ces dernières seront le fait du lecteur s'il sait bien lire (ne pas oublier que l'art classique ne se conçoit pas sans celecteur intelligent, formé et capable de comprendre à demi-mot). 4 Par rapport à une certaine conception du monde : la litote est peut-être en effet la formule de choix de ceux quicroient que dans nos rapports avec le monde et les autres hommes l'essentiel ne peut pas se dire, mais se suggère,de ceux qui croient qu'il faut tourner autour de ce qu'on veut exprimer plutôt que de l'attaquer de plein fouet.

Unedes modalités les plus importantes de l'art de la litote est sans doute l'humour, tel par exemple que l'entendGiraudoux chez qui le romantisme des jeunes filles prend la forme d'une fantaisie (Intermezzo), chez qui le bonheurdes femmes mariées s'exprime par le refus plaisant d'Alcmène devant l'offre de l'immortalité (Amphitryon 38, XXeSiècle, p.

424), etc.

: dans tous ces cas un grand sentiment est volontairement exprimé avec une discrétion un peuironique, mais qui peut être guettée par le danger de la préciosité. III La profusion des moyens et le baroque éternel Le danger de cet art de la litote (et Giraudoux n'est pas sans y être tombé quelque peu) est en effet dans unamenuisement des sujets et dans une virtuosité desséchée. 1 A force de préférer le rapport à la couleur, l'art ne connaît plus de l'univers que ce qui est intellectuel et s'anémie.Les grandes forces de la vie s'accommodent mal de l'art de la litote : pour exprimer toute la puissance du vital,Rabelais surcharge et accumule. 2 A force de vouloir rester en-deçà de ce qu'on a à dire, on finit par abuser de la virtuosité : la périphrase néo-classique accomplit des prodiges d'acrobatie pour éviter le mot propre, parce que celui-ci s'impose trop brutalement; mais elle tombe alors dans l'énigme et le bel esprit, ce qui, en un sens, rejoint les défauts de la préciosité.

On entrouvera divers exemples dans notre XVIIIe Siècle, p.

298, où l'abbé Delille arrive à désigner le cidre, la bière et lethé sans jamais les nommer.

C'est pour réagir comme un pareil abus que les romantiques livrèrent la guerre pour lemot propre, guerre que rappelle Hugo dans Réponse à un acte d'accusation (1854), poème repris dans LesContemplations, I, VII.

L'ancien chef du Cénacle s'y vante d'avoir réintroduit dans la littérature tout un vocabulaireconcret et considéré par les classiques et surtout les néoclassiques comme vulgaire (cf.

notamment le passage quidébute par «Je nommai le cochon par son nom.

Pourquoi pas ?»,v.

80 sqq.).

On peut du reste se demander dansquelle mesure la littérature ne commence pas à partir du moment où on nomme les choses, c'est-à-dire où on leurdonne par le langage plus de consistance qu'elles n'en ont dans la réalité.

Croire que le langage est un en-deçà duréel, une pâle référence à un monde riche et plein, n'est-ce pas rendre impossible la constitution du domainelittéraire qui n'existe précisément que dans la mesure où le langage a une densité et une richesse foisonnantes ?Ainsi dans le Gargantua (XXII), l'énumération des jeux de Gargantua sur deux colonnes est un exercice proprementlittéraire parce qu'il est impossible que dans la réalité Garguantua ait joué à tant de jeux. 3 C'est pourquoi périodiquement la littérature, qu'on parle alors de baroque ou de romantisme, réagit violemmentcontre la discrétion de la litote, réclame des épithètes colorées, des images luxuriantes, des mots excessifs.

Le butde cette attitude n'est peut-être pas seulement de rejoindre la vie dans toute sa plénitude, c'est aussi sans doute. »

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