Oceano Nox (VICTOR HUGO. Les Rayons et les Ombres)
Publié le 01/05/2011
Extrait du document

Oh ! combien de marins, combien de capitaines, Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune, Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, 5 Sous l'aveugle Océan à jamais enfouis! Combien de patrons morts avec leurs équipages! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages, Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots. Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. 10 Chaque vague, en passant, d'un butin s'est chargée : L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots. Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues! Vous roulez à travers les sombres étendues, Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. 15 Oh! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en attendant tous les jours, sur la grève, Ceux qui ne sont pas revenus! On s'entretient de vous parfois dans les veillées : Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées, 20 Mêle encor quelque temps vos noms, d'ombre couverts, Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures, A.ux baisers qu'on dérobe à vos belles futures, Tandis que vous dormez dans les goémons verts. On demande : « Où sont-ils? Sont-ils rois dans quelque île? 25 Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile? « Puis votre souvenir même est enseveli. Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire. Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire, Sur le sombre Océan jette le sombre oubli. 30 Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue. L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue? Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, Parlent encor de vous en remuant la cendre 35 De leur foyer et de leur cœur. Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière, Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre, Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond, Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, 40 Pas même la chanson naïve et monotone Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont. Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires? O flots que vous savez de lugubres histoires, Flots profonds, redoutés des mères à genoux ! 45 Vous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.
(Les Rayons et les Ombres, 1840.)
I. — Ensemble du morceau. — 1° Sa nature : une poésie lyrique. Victor Hugo, poète romantique, nous donne les impressions personnelles que lui suggèrent soit un paysage, soit un monument, soit un fait contemporain. Il se laisse aller aux rêveries de son imagination; mais de cette imagination il reste toujours le maître, et il n'abandonne jamais, surtout à cette époque, les qualités essentiellement françaises de clarté, de logique, de précision, qui permettent de le rapprocher de nos grands classiques. — 2° Victor Hugo a beaucoup aimé la mer; dès sa jeunesse, il l'a chantée en homme qui la connaît par lui-même. Oceano Nox a été écrit à Saint-Valéry-sur-Somme, pendant un séjour que le poète y fit avec sa famille. Plus tard, exilé, Hugo vécut à Jersey et à Guernesey; la mer, qu'il a constamment sous les yeux, devient de plus en plus son inspiratrice (voir la seconde partie des Contemplations, la Légende des siècles, le roman intitulé les Travailleurs de la mer, etc...). — 3° Le titre Oceano Nox doit se traduire par : Nuit sur l'Océan.

«
fassent bien attention : il y a toujours un plan, très méthodique, dans une pièce de Victor Hugo; non seulement lesparties s'enchaînent et se suivent logiquement, mais encore elles s'équilibrent.
Si Hugo se plaît à supprimer lestransitions, à varier brusquement l'allure du style, c'est pour soutenir ou pour réveiller l'attention, c'est poursurprendre, pour étonner; mais il ne sacrifie jamais la solidité de la structure aux déliquescences de la poésie, et parlà, nous le répétons, il reste un véritable classique.
Il n'est vraiment romantique que par le style.
III.
— Le style.
— Pour se rendre compte de la richesse de ce style, on réduit une strophe de V.
Hugo à son thèmeessentiel, en prose ; puis on examine les procédés de développement et les figures de pensée et de mots, parlesquelles le poète transforme, colore, illumine ce thème.
Nous allons appliquer cette méthode aux principauxpassages de Oceano Nox.1° V.
Hugo veut d'abord exprimer ceci : « Combien de marins sont partis, qui ne sont pas revenus ! » — Le tour estexclamatif : Oh ! combien...
parce que le poète est sous l'empire d'une vive émotion.
— Antithèse entre : partisjoyeux...
morne horizon...
évanouis, ce dernier mot complète et achève l'impression.
— Mais le poète insiste; il fautque nous ayons une vision directe : ...
ils ont disparu dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, et sous Yaveugle Océan! Ainsi, au sentiment de pitié que nous inspire leur mort, s'ajoute l'horreur des circonstances où ils ontpéri.
— Puis, l'ouragan est personnifié : c'est une sorte de démon qui a pris toutes les pages de leur vie (le livre dela vie), et qui les a dispersées, d'un souffle.
Cette allégorie est peu originale; il est probable que le mot équipages asuggéré au poète la rime pages ; puis ce dernier mot l'a conduit à la métaphore assez banale du livre de la vie...', ontrouve des images de ce genre chez les poètes du dix-huitième siècle; ce n'est pas là du bon Victor Hugo.
(Avoirbien soin, en lisant le vers 8, de mettre la césure après l'ouragan, afin de faire sentir que de leur vie est lecomplément déterminatif de pages.) — Les vers 11 et 12 sont plus heureux; chaque vague se charge d'une partiedes dépouilles : l'une a saisi l'esquif....
Le mot saisir donne une sorte de férocité hâtive au geste de la vague.
— 2°Mais nous allons trouver, à partir du vers 14, des traits descriptifs et des images d'une beauté plus originale.
Pourtraduire ce fait assez banal que les corps des naufragés, enfouis dans l'eau, sont ballottés par les courants (c'estainsi que parlerait un prosateur), le poète dit : Vous roulez à travers les sombres étendues....
Et ces mots, sisimples cependant, nous donnent une impression de ténébreuse horreur; Hugo nous force à regarder ce paysagesous-marin, dans lequel nous vous apercevons, pauvres têtes perdues....
Heurtant de vos fronts morts des écueilsinconnus (v.
15).
Ce dernier vers est de la plus saisissante précision.
— Les v.
16 à 18 nous ramènent au rivage, surla grève, où les vieux parents attendent....
Et comme nous venons de voir, dans la profondeur des eaux, les corpsde ceux qui ne doivent plus revenir, quelle pitié n'éprouvons-nous pas pour le vain espoir des vieux parents! — 3°Hugo veut maintenant développer cette idée : « On parle encore quelquefois de vous...
», du vers 19 au vers 26.Là, il crée une vive antithèse entre les manifestations de la vie, et l'éternel sommeil des disparus.
Remarquezcombien sont évocateurs de tableaux lumineux et gais les mots : veillées,...
joyeux cercle,...
rires,...
refrains,...récits d'aventures,...
baisers,...
belles futures Et à ce chatoiement de couleurs et de bruits, qui occupe cinq vers,s'oppose le dernier de la strophe : Tandis que vous dormez dans les goémons verts ! — 4° Pour expliquer lapromptitude avec laquelle on oublie les morts, Hugo pense : « Chacun n'a-t-il pas en effet son métier...? » Mais ilexprime cette réflexion sous une forme concrète, et qui fait tableau : L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sacharrue? (v.
32).
— Dans cette même strophe, il nous fait voir un « intérieur », avec la veuve au front blanc....
Etnous avons ici un exemple typique d'une comparaison abrégée, dont les deux termes sont rapprochés.
Un prosateurdirait : « Et de même que l'on remue encore, pour y trouver une étincelle, la cendre presque éteinte du foyer, ainsila veuve cherche au fond de son cœur le souvenir lointain du mari perdu....
» Le poète : ...
Vos veuves aux frontsblancs...
Parlent encor de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur cœur.
— 5° Enfin, il s'agit de dire : «Vous n'avez même pas une tombe au cimetière, et votre nom n'est pas même prononcé dans une vieillecomplainte....
» Pour le poète, autant de tableaux : une humble pierre, dans l'étroit cimetière (étroit, parce quec'est un village de marins, et que la plupart des marins périssent en mer); ...
un saule vert qui s'effeuille à l'automne(complément du décor précédent) ; — la chanson...
que chante un mendiant..., ici, nouveau décor : ...
à l'angled'un vieux pont.
On voit, dans cette strophe, comme dans la 4e, à quel point l'imagination du poète est active etcréatrice ; il songe à une chanson, et aussitôt se présentent à ses regards et le mendiant qui la chante, et l'angledu vieux pont où se tient le mendiant.
— 6° La strophe finale est, nous l'avons dit, un retour au thème initial.
Lepoète sort de la rêverie où l'a plongé la vue du morne horizon', il passe de la vision à la réflexion; il se demandeencore une fois : Où sont-ils ?...
Puis il s'adresse aux flots, et à ces flots il suppose une vie mystérieuse; il retrouvedans leurs voix désespérées l'écho des lugubres histoires que lui a suggérées son imagination..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- RAYONS ET LES OMBRES (Les) de Victor Hugo : Fiche de lecture
- RAYONS ET LES OMBRES (Les). Victor Hugo
- Les rayons et les ombres -Victor Hugo
- Victor HUGO, Les Rayons et les ombres, « Tristesse d'Olympio ». Extrait commenté
- ÉCRIT SUR LA VITRE D'UNE FENÊTRE FLAMANDE. Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres. Commentaire composé