Nuit d'Afrique de Léopold Sédar SENGHOR, Chants d'ombre
Publié le 11/05/2010
Extrait du document
Nuit d'Afrique, ma nuit noire, mystique et claire noire, et brillante, Tu reposes accordée à la terre, tu es la Terre et les collines harmonieuses, Ô beauté classique qui n'est point angle, mais ligne élastique, élégante, élancée ! Ô visage classique ! depuis le front bombé sous la forêt de senteurs et les yeux larges obliques jusqu'à la baie gracieuse du menton et L'élan fougueux des collines jumelles ! Ô courbes de douceur, visage mélodique Ô ma Lionne ma Beauté noire, ma Nuit noire ma Noire ma Nue! Ah ! que de fois as-tu fait battre mon coeur comme le léopard indompté dans sa cage étroite Nuit qui me délivre des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes, des haines calculées des carnages humanisés. Nuit qui fond toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité première de ta négritude, Reçois l'enfant toujours enfant, que douze ans d'errances n'ont pas vieilli. Je n'amène d'Europe que cette enfant amie la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes. Léopold Sédar SENGHOR, Chants d'ombre.
• Léopold Sédar Senghor, président de la République du Sénégal, pendant environ vingt ans, est sans doute un des plus illustres représentants de cette période, bien qu'il soit parfois contesté par certains pour les attaches profondes à la civilisation dite occidentale qu'il a conservées à travers les péripéties de l'histoire. C'est que normalien, agrégé de grammaire, condisciple de Georges Pompidou, cet homme d'État et poète francophone de valeur universelle reste proche souvent de la formation reçue à Paris. Depuis Chants d'ombre où se place cet envoûtant morceau intitulé Nuit d'Afrique, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes..., par exemple, et en 1980 La Poésie et l'action ont marqué l'évolution poétique de Senghor. Mais les premières oeuvres autant que les récentes conjuguent toujours les sortilèges de la poésie moderne et ceux de l'âme africaine. C'est le cas ici.
«
paraître cette assimilation parfaite et faire ressentir les valeurs d'harmonie qui imprègnent ce Tout indissociable donc« mélodique ».• Un tel animisme repose naturellement sur des contacts charnels : « la forêt de senteurs » et surtout « l'élanfougueux des collines jumelles » qui évoquent implicitement les seins fermes d'une poitrine aux formes « élégantes »,en sont la preuve.
Ainsi la description utilise-t-elle pratiquement toutes les possibilités sensorielles; mais elle insisteparticulièrement sur un élément visuel : la, couleur, celle de la Nuit, celle d'une Africaine.
Deuxième partie : de « Ô ma Lionne...
brumes bretonnes.
» (2e strophe)
• Le 1 er vers de cette 2e strophe répète : « Ma Beauté noire...
Noire...
Nue » au point de supprimer tout nom pourobtenir l'absolu de l'adjectif substantivé : « ma Noire ».
« Mystique » plus encore que charnel devient alors l'accordentre le poète qui a « erré douze ans » loin de la terre 'natale et cette Terre inséparable de la Nuit qui « reposeaccordée » au sol africain.
Tout y est « nu », dans sa pureté et sa simplicité premières ; l'allitération des nasales met n (v.
6) prolonge en ondes douces les formes du paysage estompées encore par la Nuit, et l'amour du poète dontelles onttant « de fois...
fait battre [le] coeur » ; ce coeur n'a « pas vieilli » ; Senghor vient se remettre avec toute laferveur qui l'habite entre les mains de la Nuit protectrice, donc de la Terre ancestrale.• Noter les allitérations gutturales et dentales qu, -d.
Sa terre est peinte par une image propre à ce continent, celledu fauve le plus royal : « la Lionne » ; ou du félin le plus sauvage, le plus noble, car inapte à la soumission, audompteur : « le Léopard ».
Cette deuxième image est appliquée, certes au poète mais son indépendanceorgueilleuse est transposée aussi sur la Nuit.• Car si cette Nuit d'Afrique est tant pour lui « ma Nuit noire ma Noire ma Nue », si elle s'est coulée dans la » baiegracieuse » des pentes des collines fondues en elle, elle devient pour le poète la Terre Noire elle-même.
Lesrapports d'amour sont profonds, primitifs, ceux de l'amant à l'amante : « O ma Lionne...
ma Nue », mais aussi ceuxde l'enfant à la mère : « Reçois l'enfant toujours enfant » lui demande-t-il, traduisant dans cet impératif saconfiance lors de son retour d'enfant prodigue au sein tutélaire qui le « délivre » et « fond » ses difficultés.• Pour un écrivain noir, né en Afrique noire, pour le fondateur de« l'Étudiant noir » — où va éclater la prise de conscience de ce qu'il va bientôt appeler avec ses amis la « négritude» —, une nuit africaine représente beaucoup plus.
Senghor, sous ses dehors infiniment courtois, a, dès 1934, annéeoù il est reçu à l'agrégation, mesuré l'écart entre l'Europe à laquelle il semble assimilé et l'Afrique à qui il demeureinconditionnellement fidèle.
Professeur à Tours puis à Marcelin-Berthelot, intégré au milieu intellectuel parisien, il setrouve confronté avec « salons » et chapelles littéraires.
Là les valeurs naturelles disparaissent trop souvent sousles aphorismes : « raisons », c'est-à-dire raisonnements, qui peuvent être poussés jusqu'aux « sophismes » ; toutesles compromissions, les snobismes : « pirouettes » d'esprits frelatés, « prétextes » donc fausses valeurs ou rapportstruqués.
Il en a souffert, comme tous les participants et l'intelligentsia, de « haines calculées », mais lui, noir,descendant — malgré tous ses titres — de ceux qui furent traités pendant des siècles de sauvages bons seulementpour l'esclavage, il a dû ou pu en subir davantage que le simple professeur blanc.
Le racisme ou un certainprotectionnisme sont latents et commettent sous une apparente politesse ses « carnages humanisés ».
Ce long vers8, qui les signale, est lourd dans son rythme des affronts patiemment supportés mais discrètement signalés àtravers l'accumulation des substantifs tantôt accolés sans coupes apparentes : « des haines accumulées descarnages humanisés », deux vers de sept pieds en réalité, dont la cadence est volontairement un peu boiteuse ;tantôt scandés par l'énumération et ses virgules.
Comme chez les Surréalistes une telle construction apporte undoute volontaire sur le sens.
Ces noms sont-ils tous compléments d'objet de délivré » ou certains se complètent-ilsl'un l'autre ? De toute façon ils accumulent tous les problèmes que Senghor a rencontrés et dont la Nuit de soncontinent noir le délivre ».
Amante, mère, amie, conseillère, protectrice, elle est tout pour lui.
Principalement elle leguérit de ses incertitudes.
Car élevé à la française Senghor sait qu'il est aussi resté profondément africain.• La cadence du poème est faite de l'alternance des syllabes accentuées et des syllabes atones, comme dans leschants traditionnels des griots et le rattache aux sources originelles, au cosmos même que l'animisme africain oul'hymne pindarique ont su tous deux retrouver et transmettre.
Ainsi l' « enfant» de la Nuit Africaine est « toujoursenfant.
» Ses incertitudes, ses « errances » — terme assez recherché, qui marque un lettré — ne l' « ont pas vieilli», puisque c'est toujours avec la même âme fraîche et proche de la vieille Afrique qu'il revient la trouver, l'admirer,lui demander appui à elle et à ce qui la représente, ici, la Noire Nuit.• On dirait un jeune aventurier de retour auprès de la mère compréhensive, venant lui présenter cette « enfant amie» d'autre couleur, dont la « clarté [des] yeux » rappelle ces « brumes bretonnes » si différentes des chaleurstropicales.
Mais ne sont-elles pas proches, « amie[s] », comme les deux formations, les deux cultures semblentvouloir le demeurer dans le coeur du poète ?
D.
Conclusion
Ainsi cette fervente poésie nous révèle un grand créateur de culture française, pour lequel les humanités gréco-romaines n'ont pas de secret.
De plus le poème appartient à un recueil qui tient une place de choix dans sonoeuvre.
Car 1945, la date symbole où il fut écrit correspond à la double entrée de Senghor : — en politique (députédu Sénégal à la Constituante), — et en poésie (parution de Chants d'ombre).
Il fut alors le représentant le plusbrillant et un des plus écoutés de la Négritude.
Si ce mouvement est désormais dépassé — ou en partie — lesécrivains africains, comme Senghor, continuent à écrire des oeuvres qui sont à la fois un retour aux sources, la prisede conscience d'une distance avec l'écrivain occidental, et » une interrogation en forme de quête sur la synthèse àopérer entre deux cultures en présence » (Chevrier).
C'est déjà tout ce que contient cette pièce de vers.• Terminer par une opinion personnelle..
»
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