Nathalie Sarraute, Enfance p 12-13, l'incipit
Publié le 09/09/2018
Extrait du document
On peut appliquer à ce passage un sens littéraire : Sarraute serait comme l'enfant de son roman, elle s'attache à éviter les écueils d'une autobiographie traditionnelle (le convenu des scènes d'enfance, l'épanchement, l'introspection, la romance ), elle éventre donc ce qui est chatoyant, elle quitte un univers rassurant, pour faire sortir et révéler « le mou, le grisâtre ». Cela correspond à l'entreprise littéraire de Sarraute, il s'agit de s'affranchir des carcans de l'autobiographie traditionnelle pour traquer, derrière les apparences, le tropisme et pour faire renaître la sensation originelle. Sarraute, à l'image de l'enfant rebelle, refuse de rester à la surface des choses.
On retrouve les même termes à la page 277 ( la toute fin du roman) : « Je ne pourrais plus m'efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent enore intacts, assez fort pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l'enfance... ». Cette chose « molle et grisâtre » serait donc propre à l'enfance, seule l'enfance nécessite une telle « fouille », car seule l'enfance est si obscure et instable. A ce titre, Sarraute décide de clore son roman quand l'enfance se termine, puisque cette fouille, cette traque aux tropismes n'est plus indispensable selon elle.
Conclusion :
Enfance commence donc par un acte de transgression avec cette scène où la petite Nathalie plante des ciseaux dans la soie d'un canapé malgré les interdictions de la gouvernante. Mais aussi acte de transgression pour l'écrivain qui s'attache à écrire une autobiographie qui sort des sentiers battues et qui se libère des carcans de l'autobiographie traditionnelle. La mise en garde de Sarraute « Je vous en avertis, je vais affranchir le pas » avertit le lecteur qu'elle ne va pas faire quelque chose de conventionnel et d'attendu. Cet extrait, qui peut être lu comme un avertissement avec la première partie du fragment pose le pacte de lecture. Le lecteur sait désormais à quoi s'attendre. Il ne vas pas se retrouver face aux clichés de l'autobiographie, il va se trouver confronter à cette matière informe et grisâtre que constituent les tropismes. Sarraute amorce une éventuelle déception et annonce d'emblée son projet unique : traquer les tropismes de l'enfance et aller au delà des apparences, là où jamais personne n'est allé. Ce geste de libération pour l'enfant, est un geste de création pour Sarraute, il pose les première briques de son autobiographie d'enfance.
Par ailleurs cette scène de transgression annonce d'autres scènes du même genre, en effet cette scène transgressive fait échos avec la scène où Nathalie touche à un poteau électrique malgré les interdictions de sa mère ( p27). Tout comme dans notre extrait, Nathalie ressasse les mots de sa mère et dans un geste libérateur finit par toucher le poteau et se libérer du poids des mots maternelles.
«
toute leur puissance, le temps n'a pas effacé leur impacte et leur force.
D'ailleurs comme nous le précise la narratrice, le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce.
Il
semble reproduire le son de la déchirure (harmonie imitative)
: il est plus violent et il a plus d'impact que le français.
Le verbe allemand se veut libérateur et
transgressif, il s'oppose nous le verrons plus tard aux paroles oppressantes de la gouvernante.
Tout notre extrait mêle passage en allemand et passage en français : les passages en allemand ( et leur
traduction fr) constituent donc les paroles échangées entre Nathalie et sa gouvernante.
En revanche, l'étude
des passages en français se révèle plus complexe.
Tout les passages en français relève de la narration à
posteriori, c'est à dire que c'est Nathalie Sarraute, adulte, autobiographe, qui tente de retranscrire et
d’expliciter les sentiments qui ont animé la conscience de l'enfant qu'elle a été lors de cette scène.
La scène
est réactualisé, l'explicitation de la narratrice âgée s'intègre dans la continuité du dialogue et de la narration.
Cela nous donne l'impression de revivre la scène du point de vue interne de l'enfant.
Si l'on s’intéresse de plus près à ce passage :
On remarque un effet de parataxe : les adjectifs et les verbes d'action s’enchaînent rapidement sans
aucun mots de liaison, seul les virgules permettent d'organiser le récit.
Cette parataxe permet de rendre
compte au lecteur des sentiments qui ont animé l'enfant lors de cette scène.
L'absence de mot de liaison
procure un effet d’immédiateté, cela nous donne l'impression d'être projeter à l'intérieur de la conscience de
l'enfant et de revivre la scène de son point de vue.
Il y a un accumulation de verbes d'action : « Franchir le pas », « sauter hors de ce monde », « m'en
arracher », « tomber », « choir ».
Ces verbes dénotent une certaine violence, une prise de risque, une
transgression.
La parataxe participe aussi à cet effet de violence.
« Tomber » et « choir » sont synonyme : on relève là une caractéristique de l’écriture sarrautienne.
Sarraute accumule des mots dont les sens sont très proche afin de chercher le mot juste et de toucher avec
précision à la perception de l'enfant.
On relève une accumulation d'adjectifs : aux adjectifs « décent », « habité », « tiède » et « doux »
s’opposent les noms « l'inhabité » et « le vide ».
La série d’adjectifs révèle un endroit chaleureux, une sorte
de cocon où l'enfant serait à l’abri du monde, une endroit connu et sécurisant.
En revanche, « l'inhabité » et
« le vide » sont les parfaites antithèses de l'adjectif « habité ».
Il s'agit donc ici de quitter un monde
sécurisant pour se laisser aller dans un monde inconnue dépourvu de repères.
Ce monde sécurisant c'est
donc le monde de l'enfance.
De même le fauteuil semble à lui seul symbolisé ce monde « décent » et
rassurant, c'est un fauteuil nous dit-on plus tôt « recouvert d'une délicieuse soie à ramage », il synthétise à
lui seul cette société bourgeoise confortable et rassurante.
Par ailleurs, il est aussi possible de transposer le sens de cette scène sur le plan littéraire.
Dès lors, on
comprend que le « monde décent, habité, tiède et doux » qu'il s'agit de quitter, c'est aussi les carcans de
l'autobiographie traditionnelle afin de renouveler profondément le genre.
Les carcans à l'image de cette
société bourgeoises sont rassurant, et dans le fait de vouloir faire autrement, dans le fait de vouloir innover
et s'affranchir des modèles, il y a quelque chose qu'inquiétant, cela revient à sombrer dans « l'inhabité » et
l'inconnu.
Cette interprétation méta-littéraire fait directement écho à la première partie de la séquence dans.
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