NAISSANCE D'UNE AMITIÉ (ERNEST RENAN in Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse)
Publié le 17/02/2011
Extrait du document
Dès le jour où nous nous connûmes, nous fûmes pris d'une vive amitié l'un pour l'autre. Notre ardeur d'apprendre était égale; nos cultures avaient été très diverses. Nous mîmes en commun tout ce que nous savions; il en résulta une petite chaudière où cuisaient ensemble des pièces assez disparates, mais où le bouillonnement était fort intense. Nos discussions étaient sans fin, nos conversations toujours renaissantes Nous passions une partie des nuits à chercher, à travailler ensemble... Quand il venait me voir, le soir, nous causions pendant des heures, puis j'allais le reconduire, mais, comme la question était loin d'être épuisée quand nous arrivions à sa porte, il me ramenait; puis je le reconduisais et ce mouvement de va-et-vient se continuait nombre de fois. Il faut que les questions sociales et philosophiques soient bien difficiles pour que nous ne les ayons pas résolues dans notre effort désespéré. Notre amitié fut ainsi quelque chose d'analogue à celle des deux yeux quand ils fixent un même objet et que, de deux images, résulte au cerveau une seule et même perception. M. Berthelot aimait autant que moi ce que je faisais; j'aimais son œuvre presque autant qu'il l'aimait lui-même. Jamais il n'y eut entre nous, je ne dirai pas une détente morale, mais une simple vulgarité.
ERNEST RENAN in Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse
Il nous rapporte le début des relations entre Renan et le chimiste Berthelot (1827-1907). Ce dernier est connu pour une double carrière d'homme de sciences (synthèse de l'acétylène, 1862, histoire des sciences) et d'homme politique (ministre de l'Instruction publique en 1886-87 et des Affaires étrangères de 1895 à 96). C'est, en partie, son portrait que nous trace Giraudoux dans Bella. Renan, lui (1823-1892), fut un philosophe et un théologien. A la fois savant et poète, est-ce aussi cette double nature qui le fit prendre Berthelot en sympathie? Quoi qu'il en soit, le texte, ici, traduit essentiellement l'élan spontané, simple et fidèle de sentiments profondément ressentis, encore qu'inexplicables. La simplicité du style ajoute à la franchise et la pureté à l'authenticité de l'amitié évoquée plutôt que décrite.
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semblent avoir été choisis pour faire plaisir à l'ami et apportent, avec leur naïveté, la preuve de la compréhension dudomaine de l'autre.
Le jeu même des adverbes paraît destiné à renforcer les ressemblances et à minimiser lesdifférences : assez disparates et fort intense.2.
On pénètre alors les manifestations de l'amitié : on pense encore à Montaigne.
Comme chez lui, on ne peutqu'évoquer l'extérieur, ce qui paraît de l'amitié, puisque son essence est inexplicable.
La dominante est icil'exaltation de la parole : nos discussions, nos conversations, nous causions pendant des heures, effort désespéré...et l'intensité de l'élan, on pourrait dire de la foi : sans fin, toujours renaissantes, ensemble, pendant des heures...C'est le plaisir des échanges d'idées (une partie des nuits à chercher, à travailler ensemble, la question était loind'être épuisée, questions sociales et philosophiques) évoquant l'acharnement mis à creuser une question,l'application à l'approfondir et la persévérance à l'épuiser, sans souci du temps (il me ramenait, je le reconduisais,nombre de fois) ni de la difficulté (effort désespéré) ; mais c'est aussi, plus encore peut-être, l'exaltation de laparole, la griserie des mots dans la foi qu'ils traduisent et le bonheur qui naît de cette exaltation : ce mouvement deva-et-vient, nombre de fois, effort désespéré...
Pas d'autre lien logique dans cet entraînement mutuel que la forceinhérente à l'amitié réciproque; la discussion se relance d'elle-même et les mots de liaison ne sont que des outils :quand, puis, mais, puis, et...
Il semble que l'enthousiasme aille jusqu'à la naïveté, comme si l'élan de la foi pouvaitrenverser tous les obstacles : il faut que les questions sociales et philosophiques soient bien difficiles...; la questionétait loin d'être épuisée...
Le rythme lui-même illustre cet élan et ce bonheur sans fin de la discussion : il venait mevoir, j'allais le reconduire, il me ramenait...
bonheur qui paraîtrait capable de résoudre, seul, les problèmes les plusardus.
Une certaine ironie envers soi-même n'est pas absente de cette fin de paragraphe : il faut...
bien difficiles...effort désespéré...3.
Conclusion: les dernières phrases évoquent l'épanouissement de l'amitié.
Elle atteint une sorte de perfectionpuisque la comparaison qui la traduit est empruntée au domaine même de la nature : quelque chose d'analogue àcelle de deux yeux..., comparaison scientifique aussi, nouvel hommage à la spécialité de son ami et renforcée par lanotation de la similitude entre les deux hommes : aimait autant que moi, presque autant, quelque chose d'analogue.La construction même de la phrase semble une sorte d'écho à l'harmonie des deux tempéraments par sa symétrie etsa plénitude : deux parties aussi bien posées et d'égales longueurs.
Enfin, la dernière phrase éclate comme uneapothéose : non seulement l'accord est total, mais il ne connaît aucune tache, aucun moment de vide dans lesrelations, aucune absence momentanée d'intérêt réciproque, aucun relâchement dans l'affection, mais non plus pasla moindre faute contre la qualité de l'amitié.
V.
— STYLE
Simple et dénudé, il traduit parfaitement la clarté de la pensée et la profondeur des sentiments.Le vocabulaire traduit l'intensité des sentiments par des mots denses : vive amitié, ardeur, égale, bouillonnement,fort intense...Les répétitions de mots insistent sur la qualité et la profondeur des sentiments : ensemble, en commun, nombre defois...L'expression de la similitude des sentiments et des pensées est sensible dans les mots en commun, ensemble,égale...
Conclusion
Sympathie mutuelle et spontanée, compréhension totale, élan réciproque: tels sont les caractères, combienémouvants, de cette amitié digne de celle de Montaigne pour La Boétie et dont la noblesse et la grandeur sontcelles d'âmes grandes et nobles..
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