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MUSSET Alfred de : sa vie et son oeuvre

Publié le 25/11/2018

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musset

Cet amour avoué pour les vers ne l’empêche pas, après les dernières tentatives du Spectacle dans un fauteuil (lre livraison), de s’orienter définitivement vers le théâtre en prose. Drames, comédies et proverbes succéderont aux « poèmes dramatiques », que Musset lui-même rangera plus tard aux côtés de ses œuvres poétiques. Né poète, il est devenu prosateur, comme il l’affirme dans le Poète déchu, non sans avoir précisé que poète et prosateur « sont deux natures entièrement différentes, presque opposées et antipathiques l’une à l’autre ».

 

« Que les dieux vous assistent et vous préservent des romans nouveaux », s’écrient Dupuis et Cotonet, ces provinciaux sous le masque desquels Musset écrit ses pamphlets. C’est pourtant une sorte de roman que cette Confession d’un enfant du siècle publiée la même année que les Lettres de Dupuis et Cotonet. Et, sans que l’auteur l’ait voulu, ce roman n’est pas éloigné des œuvres à la mode : le drame intérieur, l’exaltation de la nature et de la passion sont bien de ces thèmes romantiques que fustige avec humour le Musset satiriste. L’homme qui écrit, dans la dédicace de la Coupe et les Lèvres :

 

[Mais] je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles. Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, Cette engeance sans nom, qui ne peut faire un pas Sans s'inonder de vers, de pleurs, et d'agendas

 

ne se prive pas d’évoquer les promenades werthériennes de ses personnages et leurs pleurs répétés. Cette dédicace est d’ailleurs fort instructive : Musset tente d’y définir ses goûts, ses croyances et ses méthodes et ne parvient qu’à une seule conclusion, le doute. Il est capable, au même moment, de professer des opinions différentes, de faire diverger son discours de toutes les manières possibles. Ce discours éclaté ne se limite pas à la contradiction entre une parole de l’œuvre et une parole sur l’œuvre; il est aussi la caractéristique interne des écrits de Musset. On a parlé à ce propos d’« autoscopie », cette faculté de projeter à l’extérieur de soi-même sa propre image, un second moi. L’exemple type en est fourni par la « vision » du narrateur de la Nuit de décembre. Cet « étranger vêtu de noir » qui ressemble au narrateur « comme un frère » est, en fait, présent dans presque toute l’œuvre de Musset. Il n’est pas l’avatar occasionnel du thème du double; il correspond à une nécessité dans l’œuvre : celle de la multiplication des voix.

Des voix contradictoires

 

« Il y avait presque constamment en moi un homme qui riait et un autre qui pleurait. Mes propres railleries me faisaient quelquefois une peine extrême, et mes chagrins profonds me donnaient envie d’éclater de rire », avoue Octave, le narrateur de la Confession d’un enfant du siècle. Ce dédoublement, caractéristique des personnages de Musset, ne se limite pas à des tiraillements psychologiques : il se matérialise dans les textes avec une surprenante récurrence. Le «je » unique du narrateur ou du héros ne cesse de se diviser, et il peut ainsi s’adresser à lui-même, se contredire, se critiquer. Ainsi Octave s’interpelle-t-il lui-même, à de nombreuses reprises, au cours de sa confession. Ses monologues internes sont, en fait, de véritables dialogues, où plusieurs voix « terribles et contradictoires » prennent tour à tour la parole. Ce phénomène est sensible jusque dans la poésie. Le cycle des Nuits est une série de poèmes à deux voix : la Muse et le Poète ne peuvent s’unir définitivement; plutôt qu’une conseillère et une inspiratrice, la Muse est celle qui permet au Poète de trouver un interlocuteur et de sortir du mutisme.

C’est évidemment au théâtre que mène cette multiplication des voix. Le nombre des personnages y permet la diversité des discours. C’est cette diversité même qui aboutit à une certaine vérité. Il n’y a pas, dans l’œuvre théâtrale de Musset, de véritable héros « porte-parole ». Le ou les héros sont toujours au confluent de plusieurs discours contradictoires, que ceux-ci sortent de leur propre bouche ou de celle des autres. Octave et Célio, dans les Caprices de Marianne, s’opposent, mais se complètent. Derrière celui qui est « heureux d’être fou » et celui qui est « fou de ne pas être heureux », une seule personnalité, ambiguë, apparaît. Parfois, d’un seul et même personnage émanent plusieurs voix. Fantasio, après avoir agi et parlé en bouffon, ne peut s’identifier totalement à cette personnalité; il lui faut rester multiple et il déclare : « J’aime ce métier plus que tout autre, mais je ne puis faire aucun métier ». Il y a dans Lorenzaccio plus de quarante personnages parlants; cependant, c’est grâce à l’extraordinaire duplicité de Lorenzo qu’apparaît la plus étonnante opposition des discours : une divergence irréductible de deux discours antagonistes est le moteur du drame. Ce que Lorenzaccio croit être un masque, une attitude destinée à tromper, est en fait une autre partie de lui-même. Par sa voix, deux personnages s’expriment, que l’on ne peut ni confondre ni séparer.

 

Dédoublement, contradictions, diversité pourraient faire croire à la désintégration de la personne du scrip-teur alors que, paradoxalement, celle-ci est partout présente. Cette « première personne » organise et modèle les autres, les représente pour mieux les investir. « Le moi lyrique, être soi; le moi dramatique, être les autres », préconisait Hugo. Musset a, quant à lui, appliqué cette formule de façon bien particulière. Pour lui, être soi n’est possible qu’à condition d’être plusieurs à la fois, de pouvoir exprimer intégralement les différentes composantes de sa personnalité. La crise de la conscience romantique s’exprime chez lui par cette division de la personne, unique possibilité d’expression de la vérité qui conduit inexorablement à l’échec : finalement, la réunion est impossible.

 

Il reste que ce discours divisé témoigne d’une tentative : celle d’une œuvre fondée sur la personne et dont l’auteur est souvent son propre sujet. La diversité des tons et des styles ne saurait cacher tout à fait l’unité et la récurrence de certains thèmes personnels qui resurgissent derrière la plus banale des répliques, dans le plus badin des propos.

 

Des thèmes obsédants

 

Dans l’œuvre de Musset, le thème s’oppose au sujet. Le sujet souvent anodin (une bonne fortune, une grisette, un proverbe), quelquefois grandiose (l’assassinat d’un monarque), sert habituellement de support à un discours parallèle, quelquefois même extérieur au sujet lui-même. Qu’ils soient évoqués par les personnages ou directement introduits par le narrateur grâce à une de ces digressions dont Musset a le secret, les thèmes centraux de l’œuvre fournissent une matière commune qui envahit et dépasse tous les sujets sans pour autant les détruire ou les absorber. Cette matière n’est pas toujours propre à Musset; certains des grands thèmes romantiques s’y rattachent; mais c’est avec la force de l’obsession personnelle et de l’image rémanente qu’ils apparaissent chez lui.

 

Musset se donne comme un poète, mais comme un jeune poète : il ne cesse de revendiquer cette jeunesse. Ses héros sont tous de jeunes gens au seuil de la vie et qui semblent refuser d’y entrer. Leur inaction leur permet de ne pas franchir le pas décisif qui les précipiterait dans l’âge adulte. « Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut avoir vécu. Ainsi n’est-ce pas la mienne que j’écris », déclare Octave, l’« enfant » du siècle. Fantasio, Perdican et Camille, Lorenzo sont des jeunes gens qui se heurtent au monde des adultes où ils font leur entrée. Le thème majeur des pièces où ils apparaissent, c’est leur première prise de responsabilité, le moment où ils abandonnent le discours (des études, de l’art, de la débauche) pour l’action. La jeunesse, plus qu’une période, est un état, et cet état permet le doute, l’interrogation, le refus, donc l’inaction. Toute tentative pour le dépasser tourne à l’échec, partiel ou total, et au mutisme. La jeunesse réelle se double d’une jeunesse mythique; celle qui existerait si par avance le monde des adultes et de la souffrance ne l’avait brisée :

 

J'ai vu le temps où ma jeunesse Sur mes lèvres était sans cesse Prête à chanter comme un oiseau; Mais j'ai souffert un dur martyre...

 

(/a Nuit de mai}

 

La jeunesse ne suscite aucun devenir. Le futur s’est déjà révélé à elle, parce que la première blessure lui a tout appris. Le poète est l’homme pour qui cette blessure est inguérissable, inoubliable. Plutôt que de la soigner il préfère la laisser béante. D’où le conseil de la Muse de la Nuit de mai :

 

Quel que soit le souci que ta jeunesse endure, Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur. Rien ne no js rend si grands qu'une grande douleur.

MUSSET Alfred de (1810-1857). Marginal du romantisme se tenant en dehors des mouvements, sacrifiant aux modes tout en les critiquant, Musset a su donner à son œuvre un caractère profondément personnel. En se décrivant lui-même, en évoquant les tourments d’une personnalité divisée et ébranlée par les drames sentimentaux, il a réussi à exprimer les contradictions de son siècle, bien que celui-ci n’ait admiré en lui que son exaltation ou son esprit, laissant de côté ses questions pertinentes et ses remarques acides. Musset a longtemps joué le rôle qu’il s’était assigné à lui-même : celui de bouffon. Nous en percevons mieux aujourd'hui les deux facettes : brillant et spirituel, son discours est également tragique et désespéré.

 

C’est par une enfance confortable et choyée que commence la vie d’Alfred de Musset. Enfant nerveux, à l’intelligence précoce, il est aimé et protégé par ses parents. Sa mère, pleine d’admiration pour sa vivacité et ses talents, excuse avec indulgence ses débordements. Le jeune Musset, plongé d’emblée dans un milieu aux traditions intellectuelles (son père, connu comme écrivain sous le nom de Musset-Pathay, a réalisé une édition complète des œuvres de J.-J. Rousseau; son grand-père est un conteur plein de verve, ami et admirateur de Car-montelle), obtient sans effort de brillants succès scolaires, suscitant l’intérêt de ses maîtres et l’irritation de ses condisciples. (2e « blondin toujours premier », collégien sérieux et couronné de lauriers, va devenir un étudiant plus que dilettante.

 

La sortie du cocon familial marque une expérience de la rupture, qui s’imprimera profondément dans la conscience du futur poète : l’adolescent débauché gardera toujours en lui l’image de l’enfant pur et plein d’espoirs. Le jeune Alfred, assoiffé de liberté, se précipite vers les plaisirs; il court les cafés à la mode et côtoie une jeunesse dorée dont il n’a ni l’entregent ni les moyens financiers. C’est dans ce monde séduisant préoccupé d’art mais surtout de toilettes, de chevaux et d'aventures amoureuses que Musset se forgera une personnalité de dandy et rencontrera ceux qui resteront ses amis. Alfred Tattet, un jeune homme riche et cultivé, deviendra le maître des plaisirs du jeune Musset; Ulrich Guttinguer, un autre viveur, beaucoup plus âgé, fait également partie du cercle où Musset rivalisera d’esprit et de cynisme avec le comte d’Alton-Shée, le comte Belgiojoso et autres brillants jeunes gens.

 

Au sortir de l’enfance, Musset avait déjà confié à son frère Paul son incapacité à devenir « une espèce d’homme particulière » : ses aptitudes, peut-être trop nombreuses, lui ouvrent toutes les voies sans qu’il en choisisse aucune. Cependant, il fréquente assidûment les salons du Cénacle : chez Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs, et chez Nodier, à l'Arsenal, il rencontre les écrivains de la génération romantique (Vigny, Mérimée, Sainte-Beuve...). Un premier recueil, Contes d'Espagne et d'Italie, ouvre brillamment sa carrière littéraire. Mais ses premières tentatives théâtrales sont marquées du sceau de l’échec. La Quittance du diable n’avait pas été représentée; la Nuit vénitienne le fut : sifflée, chahutée, la pièce tint l’affiche deux soirées. Ne voulant plus « se livrer aux bêtes », Musset dit alors « adieu à la ménagerie, et pour longtemps ». Il s’oriente vers un théâtre destiné à la lecture. Ce n’est qu’en 1832 qu’Alfred de Musset prend la décision définitive de vivre de sa plume : profondément ébranlé par la mort de son père, il découvre le vide de son existence et prend conscience de son oisiveté. Il collabore à la Revue des Deux Mondes.

C’est alors qu’il rencontre George Sand, et c’est le début d'amours dramatiques et tumultueuses. La jalousie exacerbée de Musset, sa nervosité extrême, son instabilité rendront difficiles ses rapports avec une femme habituée à l’indépendance et au travail régulier. Leur amour trouvera un épilogue provisoire à Venise, où Musset, malade, découvre une liaison entre sa maîtresse et son médecin, Pagello. C’est en 1835 que G. Sand quittera définitivement Musset, après de nombreuses ruptures suivies de réconciliations.

 

De 1833 à 1839 se situent les années les plus fécondes de l’écrivain : le souvenir du drame de Venise, sa vie amoureuse chaotique (liaisons successives avec Mme Jau-bert. Aimée d’Alton, la comédienne Rachel) semblent le stimuler, et il publie alors la plupart de ses œuvres majeures. A partir de 1840, son état de santé se dégrade rapidement. La « verve de Fantasio » l’a abandonné, et il tombe gravement malade, exténué par une vie de plaisirs et d’abus. Guéri, il mène une existence assez morne et ne parvient que rarement à vaincre sa paresse. Il continue néanmoins son œuvre poétique et fournit à la Revue des Deux Mondes des contes et des nouvelles. En 1843, miné par l’abus d'alcool, il retombe malade : sa santé est définitivement compromise, et il fera de nombreuses rechutes. Son activité littéraire se réduit mais continue, parallèlement à ses nombreuses liaisons amoureuses; proverbes et contes se succèdent, comme les maîtresses. Cependant, les honneurs officiels lui échoient : il reçoit, en même temps que Balzac, la Légion d’honneur; il est élu à l’Académie française (1852). Son théâtre commence à être représenté. Après des années particulièrement tristes et ennuyeuses, Musset meurt, à l’âge de quarante-sept ans. Une trentaine de personnes seulement l'accompagne au cimetière.

 

Une grande diversité

 

L’œuvre d’Alfred de Musset frappe d'abord par sa diversité; diversité de sujets, de genres, de ton, d’opinions, de style, longtemps perçue et étudiée par le seul biais de la chronologie et de la biographie. Certes, entre le jeune et fringant romantique, provocateur de génie, auteur de la « Ballade à la lune » et l’écrivain fatigué, revenu de tout, ne satisfaisant qu’avec difficulté aux commandes de la Revue des Deux Mondes, il y eut une évolution, une transformation non négligeables qui permettent d’expliquer les différences radicales dans l’inspiration et la composition. Mais les étapes de la vie de Musset ne peuvent éclairer les contradictions immédiates, la multiplicité des avis et des opinions, la variété des tons et des voix qui font de son œuvre une sorte de kaléidoscope coloré.

 

Celui qui déclarait, à dix-sept ans : « Je ne voudrais pas écrire ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller », augurant ainsi d’une carrière d’auteur dramatique, semble s’être d'abord orienté vers la poésie. En fait, son premier recueil, les Contes d'Espagne et d'Italie, mêle les longs poèmes narratifs, quelquefois dialogués, au théâtre versifié et aux pièces courtes, telles les chansons et les ballades. Musset s’annonce donc d’emblée comme un poète, mais un poète qui a plusieurs cordes à sa lyre et qui entend pouvoir en jouer. En 1833, il écrit encore, dans Namouna :

 

J'aime surtout les vers, cette langue immortelle, C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas, Mais je l'aime à la rage.

musset

« Cet amour avoué pour les vers ne l'empêche pas, après les dernières tentatives du Spectacle dans un fau­ teuil (1re livraison), de s'orienter définitivement vers le théâtre en prose.

Drames, comédies et proverbes succé­ deront aux « poèmes dramatiques », que Musset lui­ même rangera plus tard aux côtés de ses œuvres poéti­ ques.

Né poète, il est devenu prosateur, comme il l' affirme dans le Poète déchu, non sans avoir précisé que poète et prosateur « sont deux natures entièrement diff érentes, presque opposées et antipathiques l'une à l'autre > >.

« Que les dieux vous assistent et vous préservent des romans nouveaux », s'écrient Dupuis et Cotonet, ces pro­ vinciaux sous le masque desquels Musset écrit ses pam­ phlets.

C'est pourtant une sorte de roman que cette Confession d'un enfant du siècle publiée la même année que les Lettres de Dupuis et Cotonet.

Et, sans que l'au­ teur l'ait voulu, ce roman n'est pas éloigné des œuvres à la mo de: le drame intérieur, l'exaltation de la nature et de la passion sont bien de ces thèmes romantiques que fustige avec humour le Musset satiriste.

L'homme qui écrit, dans la dédicace de la Coupe et les Lèvres : [Mais) je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, Cette engeance sans nom, qui ne peut faire un pas Sans s'inonder de vers, de pleurs, et d'agendas ne se prive pas d'évoquer les promenades werthériennes de ses personnages et leurs pleurs répétés.

Cette dédicace est d'ailleurs fort instructive: Musset tente d'y définir ses goûts, ses croyances et ses méthodes et ne parvient qu'à une seule conclusion, le doute.

Tl est capable, au même moment, de professer des opinions différentes, de faire diverger son discours de toutes les manières possibles.

Ce discours éclaté ne se limite pas à la contra­ diction entre une parole de l'œuvre et une parole sur l'œuvre; il est aussi la caractéristique interne des écrits de Musset.

On a parlé à ce propos d'« autoscopie », cette faculté de projeter à l'extérieur de soi-même sa propre image, un second moi.

L'exemple type en est fourni par la « vision » du narrateur de la Nuit de décembre.

Cet « étranger vêtu de noir » qui ressembl e au narrateur « comme un frère » est, en fait, présent dans presque toute l'œuvre de Musset.

Il n'est pas l'avatar occasionnel du thème du double; il correspond à une nécessité dans l'œuvre : celle de la multiplication des voix.

Des voix contradictoires « Il y avait presque constamment en moi un homme qui riait et un autre qui pleurait.

Mes propres railleries me faisaient quelquefois une peine extrême, et mes cha­ grins profonds me donnaient envie d'éclater de rire>> , avoue Octave, le narrateur de la Confession d'un enfant du siècle.

Ce dédoublement, caractéristique des person­ nages de Musset, ne se limite pas à des tiraillements psychologiques : il se matérialise dans les textes avec une surprenante récurrence.

Le «je » unique du narrateur ou du héros ne cesse de se diviser, et il peut ainsi s'adres­ ser à lui-même, se contredire, se critiquer.

Ainsi Octave s'interpelle-t-il lui-même, à de nombreuses reprises, au cours de sa confession.

Ses monologues internes sont, en fait, de véritables dialogues, où plusieurs voix « terribles et contradictoires » prennent tour à tour la parole.

Ce phénomène est sensible jusque dans la poésie.

Le cycle des Nuits est une série de poèmes à deux voix : la Muse et le Poète ne peuvent s'unir définitivement; plutôt qu'une conseillère et une inspiratrice, la Muse est celle qui permet au Poète de trouver un interlocuteur et de sortir du mutisme.

C'est évidemment au théâtre que mène cette multipli­ cation des voix.

Le nombre des personnages y permet la diversité des discours.

C'est cette diversité même qui aboutit à une certaine vérité.

Il n'y a pas, dans l'œuvre théâtrale de Musset, de véritable héros «porte-par ole> >.

Le ou les héros sont toujours au confluent de plusieurs discours contradictoires, que ceux-ci sortent de leur pro­ pre bouche ou de celle des autres.

Octave et Célio, dans les Caprices de Marianne, s'opposent, mais se complè­ tent.

Derrière celui qui est« heureux d'être fou>> et celui qui est « fou de ne pas être heureux », une seule person­ nalité, ambiguë, apparaît.

Parfois, d'un seul et même personnage émanent plusieurs voix.

Fantasio, après avoir agi et parlé en bouffon, ne peut s'identifier totalement à cette personnalité; il lui faut rester multiple et il déclare : « J'aime ce métier plus que tout autre, mais je ne puis faire aucun métier».

Il y a dans Lorenzaccio plus de quarante personnages parlants; cependant, c'est grâce à l' extraordinaire duplicité de Lorenzo qu'apparaît la plus étonnante opposition des discours : une divergence irré­ ductible de deux discours antagonistes est le moteur du drame.

Ce que Lorenzaccio croit être un masque, une attitude destinée à tromper, est en fait une autre partie de lui-même.

Par sa voix, deux personnages s'expriment, que l'on ne peut ni confondre ni séparer.

Dédoublement, contradictions, diversité pourraient faire croire à la désintégration de la personne du scrip­ teur alors que, paradoxalement, celle-ci est partout pré­ sente.

Cette « première personne » organise et modèle les autres, les représente pour mieux les investir.

« Le moi lyrique, être soi; le moi dramatique, être les autres >>, préconisait Hugo.

Musset a, quant à lui, appliqué cette formule de façon bien particulière.

Pour lui, être soi n'est possible qu'à condition d'être plusieurs à la fois, de pouvoir exprimer intégralement les différe ntes com­ posantes de sa personnaJité.

La crise de la conscience romantique s'exprime chez lui par cette division de la personne, unique possibilité d'expression de la vérité qui conduit inexorablement à l'échec : final ement, la réunion est impossible.

Il reste que ce discours divisé témoigne d'une tenta­ tive : celle d'une œuvre fondée sur la personne et dont l'auteur est souvent son propre sujet.

La diversité des tons et des styles ne saurait cacher tout à fait l'unité et la récurrence de certains thèmes personnels qui resurgis­ sent derrière la plus banale des répliques, dans le plus badin des propos.

Des thèmes obsédants Dans l'œuvre de Musset, le thème s'oppose au sujet.

Le sujet souvent anodin (une bonne fortune, une grisette, un proverbe), quelquefois grandiose (l'assassinat d'un monarque), sert habituellement de support à un discours parallèle, quelquefois même extérieur au sujet lui-même.

Qu'ils soient évoqués par les personnages ou directement introduits par le narrateur grâce à une de ces digressions dont Musset a le secret, les thèmes centraux de 1 'œuvre fournissent une matière commune qui envahit et dépasse tous les sujets sans pour autant les détruire ou les absor­ ber.

Cette matière n'est pas toujours propre à Musset; certains des grands thèmes romantiques s'y rattachent; mais c'est avec la force de l'obsession personnelle et de l'image rémanente qu'ils apparaissent chez lui.

Musset se donne comme un poète, mais comme un jeune poète : il ne cesse de revendiquer cette jeunesse.

Ses héros sont tous de jeunes gens au seuil de la vie et qui semblent refuser d'y entrer.

Leur inaction leur permet de ne pas franchir le pas décisif qui les précipiterait dans l'âge adulte.. »

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