MOYEN ÂGE (langue et littérature)
Publié le 26/11/2018
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MOYEN ÂGE (langue et littérature). Le caractère général le plus pertinent peut-être de la littérature médiévale est son aspect dramatique. Tout au long du Moyen Âge les textes semblent avoir été, sauf exception, destinés à fonctionner dans des conditions théâtrales : à titre de communication entre un chanteur — récitant ou lecteur — et un auditoire. Le texte a, littéralement, un rôle à jouer sur une scène. Parmi les facteurs qui, entre le IXe et le XIIe siècle, déterminèrent l’émergence des divers codes poétiques de langue française, on ne saurait sous-estimer l’importance et de la mémoire, et de la voix comme moyens de transmission. D’où la nécessité de procédés mnémotechniques qui prennent valeur fonctionnelle et dont résultent des tendances textuelles déterminant des contraintes et des choix particuliers : une esthétique qui, par là, s’oppose en bloc à celle qui, dans les siècles ultérieurs, évolua sous l’influence d’un affaiblissement continu des communications vocales. La civilisation médiévale participe ainsi largement du type de culture à dominante orale qui a été plusieurs fois décrit par les ethnologues. Lors même qu’à partir du xmc siècle
ce caractère progressivement s’estompa, les formes poétiques en restèrent marquées comme par une hérédité dont les séquelles subsistèrent jusqu'au xve siècle au moins.
Tel est sans doute l’aspect principal d’une contradiction fonctionnelle qui devait (à l’insu, le plus souvent, des utilisateurs) opposer pendant des siècles les deux littératures coexistant au sein des nations européennes en formation.
D'une part, la littérature latine avait pour véhicule (quelle que fût la profondeur de son insertion dans l’univers médiéval) une langue, certes encore vive, mais qui, pour aucun individu de ce temps, n’était plus langue maternelle; et, depuis l’Antiquité, littérarisé par la pratique des arts libéraux et de la rhétorique ainsi que par la lecture des « auteurs » classiques, le latin était conçu comme langue littéraire par vocation, liée à l’écrit par une sorte de « connaturalité ». De ce fait, réservé à une élite, coupé de la parole intérieure, mal branché sur l’oralité créatrice, il allait, à partir de la fin du XIIe siècle, se voir, peu à peu mais inéluctablement, réduit au statut de langage doctoral et rituel, ou de discours d’esthètes.
D’autre part, ce que l’on nomme, d'un terme anachronique, les « littératures » de langues romanes (je n’envisage pas ici le germanique, dont le cas est assez différent) reposait sur des traditions beaucoup plus récentes, ces langues n’ayant pas commencé avant le vmc ou le IXe siècle à prendre conscience de leur identité. La relation liant ainsi, dans la culture romane, langue et littérature était modalisée d’une manière nécessairement très différente de ce qu’elle était en latin. Les littératures romanes, la française en particulier, se formèrent en effet au sein de traditions populaires orales considérées par les écrivains latins, jusque vers 1150, du même œil dont les folkloristes du xixe siècle contemplaient les divertissements paysans : pittoresques, naïfs, parfois grossiers et tant soit peu dérisoires..., en réalité directement entées sur la voix profonde de cette civilisation. Peu à peu cependant, dans la mesure où se rétrécissait l’usage latin, certaines de ces traditions engendrèrent des formes écrites, tandis que d’autres subsistaient à l’état oral, plus ou moins altérées sous l’influence de celles-là.
La question des rapports entre la langue et les diverses formes « littéraires » françaises médiévales se pose donc dans trois perspectives : celle de la « littérarisation » originelle de la langue romane orale; puis celle de l’émergence d'une écriture française; enfin celle de l’influence du modèle latin sur le deuxième de ces processus.
Naissance d'une langue littéraire : « documents » et « mouvements » en langue romane
Les connaissances que nous avons aujourd’hui du haut Moyen Âge nous permettent d’entrevoir, à l’aube du monde moderne, dans les nations issues de l’Empire romain, une double série de manifestations linguistiques, historiquement liées : des textes juridiques, destinés à fonder un droit (par exemple, les célèbres Serments de Strasbourg), et une poésie assez hautement formalisée (telle la Séquence de sainte Eulalie). Il semble ainsi que les langues romanes se soient découvertes elles-mêmes, et reconnues, dans et par l’invention de formes de discours à fonction juridique et poétique; que le droit et la poésie aient été premiers dans le processus de romanisation. De façon analogue, on a observé qu’une science du langage, grammaire et sémantique, s’était constituée, dans l’Antiquité, sous la forme d’une réflexion sur la poésie.
Cette dernière comporte en effet, à un degré quelconque, la structuration seconde, intentionnelle, d’une matière linguistique certes elle-mcme structurée mais d’une manière qui reste, chez la grande majorité des locuteurs, irréfléchie. Ce sont là deux états de la langue, opposés en principe l’un à l’autre comme la culture à la nature : dans les sociétés possédant une longue tradition littéraire cette opposition s’atténue et devient parfois indiscernable. Dans le haut Moyen Âge roman, elle dut, pour de nombreuses générations, apparaître avec évidence. D’où la distinction que l’on a proposée entre deux types de communication linguistique : le « document » (structuré en vertu des seules lois « naturelles » de la langue) et le « monument » (à structuration seconde). Cette distinction ne recoupe pas celle que l’on peut faire par ailleurs entre oral et écrit.
Ainsi posé, le problème est essentiellement historique. Les données s’en modifient avec le temps; celui-ci, dans une mesure à déterminer, en conditionne l’énoncé. Les deux niveaux de structuration d’une langue correspondent, en fait, à des fonctions différentes. La fonction primaire est déterminée par les seuls besoins de l’intercommunication sociale; la fonction secondaire est proprement fonction d’édification, au double sens d’élévation morale et de construction d’un édifice. En dépit de l’étroite alliance de ces fonctions et de ces termes dans l’usage réel de la langue, leur distinction seule rend compte, à certaines périodes de l’histoire, de l’origine du langage magique ou rituel, des formes poétiques primitives et du droit coutumier.
Il reste qu’au sein d’un groupe social, fonction primaire et fonction secondaire du langage s’exercent simultanément. État documentaire et état « monumentale » coexistent à tout moment de la vie d’une langue. Toutefois, leur relation réelle et leur degré d’interpénétration dépendent du niveau collectif de culture. Dans la situation de dégradation culturelle et de raréfaction des échanges qui caractérise la période du vic au IXe siècle, l’individu parlant ne dispose que d’instruments linguistiques imparfaits : un latin en complète désagrégation ou ce qui n’a pas encore tout à fait pris forme de langue romane. Le seul facteur qui maintient cet ensemble à son niveau de système signifiant, c’est la fonction vitale qu’il remplit : communiquer l’expérience vécue au fur et à mesure de son déroulement inorganique, afin de satisfaire aux besoins sociaux élémentaires. Mais cette satisfaction ne suffirait pas à maintenir la cohésion du groupe.
L’usage linguistique, en effet, se définit alors concrètement, dans chaque acte de parole, plus qu’à d’autres époques, relativement au locuteur. La langue comme telle ne se pense pas; elle s’ignore elle-même. Elle se disperse indéfiniment dans l’espace et dans le temps : dans la multitude des patois locaux et dans une évolution accélérée. Aussi, dans la conscience de certains locuteurs, une tendance profonde s’affirme, d’abord de manière sporadique (s’il faut en croire les témoignages historiques), puis avec une fréquence et une force croissantes : tendance radicale à dépasser la contingence, à opérer par la langue la transmutation du vécu, à transcender l’accidentel en en dégageant, grâce aux propriétés de l’expression, l’historicité propre, sur quoi se fonde la puissance morale de la collectivité. Cette opération comporte, au moins à l’origine, un double aspect. Aspect matériel : si le discours est oral, le rite, le décor, attitude ou mimique d’accompagnement, vêtement spécialisé, tous éléments d’une matérialité qui influe comme telle sur le déroulement du discours, ne fût-ce que par les rythmes respiratoires qu’elle implique ou impose; — si le discours est écrit, l’apprêt donné à l’acte même de tenir la main, de fixer, hors du temps, à l’aide des lettres, les mots du langage. Aspect linguistique : le signal, en effet, marquant la « dénaturation » du langage, sa poétisation, se localise pour l’essentiel dans les formes de l'expression. Ces formes à leur tour peuvent être définies
au niveau des significations et des implications, en même temps qu’à celui de la manifestation langagière. D’où ce que l’ancienne rhétorique nommait « figures de pensée, de son, de mot, de grammaire », chacune, dans son plan, mesurant la dimension du poétique. C’est l’ensemble du donné linguistique, dans tous les aspects de sa réalisation, qui se trouve affecté par cette alchimie.
Le texte, dès lors, oral ou écrit, par rapport au milieu culturel qui l’a produit et sur lequel en retour il agit, fonctionne comme une mémoire conservatrice. Porté par la vitalité du groupe, le poète en confirme la cohésion et la renforce. Sa tâche consiste à appliquer les règles d’un art vénérable que l’on ne saurait exercer légitimement hors des rites enseignés. Par son opération, le discours commun se trouve assumé dans les formes d’un langage en principe inaltérable. Leur stabilité le garantit des contradictions du réel. Certes, il arrive qu’une scission se produise au sein de cette unanimité : la société n’est pas monolithique. Mais il s’agit d’une scission entre groupes, non entre un individu et un groupe. A la limite, le milieu se restreint jusqu’à ne plus embrasser qu’une coterie : la relation sociale profonde entre poète et auditeurs, entre langage poétique et langage primaire, n’en change pas pour autant de nature.
Les premiers « monuments » de langue française se sont constitués par abstraction à partir de l’usage communicatif courant : c’est-à-dire par limitation, au terme d’un procès marquant le passage de l’état linguistique naturel à l’état de structuration intentionnelle, de la conscience individuelle à l’universalité virtuelle. Originellement, la limitation est négative et porte sur le nombre des choix lexicaux et grammaticaux. Elle n’en trahit pas moins le besoin inné de la langue, qui fonde sa fonction secondaire. Plus tard, au-delà des premières et maladroites expériences, ce même besoin s’épanouira dans la recherche d’une intensité, opposée à l’extensivité du langage primaire. L’abstraction est ainsi d’abord élévation par rapport aux formes les plus étroitement locales de la langue en son usage primaire. En fait, dans toutes les langues romanes archaïques, le langage juridique et poétique, tel qu’il apparaît dans les monuments les plus anciens, montre une tendance à l’emploi du mot rare, savant, plus ou moins calqué sur le latin, donc proprement étranger et comme géographiquement abstrait; d’autre part, elle opère sur un vocabulaire et dans une syntaxe très peu variés.
Le procès de structuration seconde se mesure ainsi selon plusieurs axes de distanciation, correspondant aux différences fonctionnelles introduites entre l’expression primaire et le monument. Sommairement, on distinguerait trois axes possibles : mélodique (le monument est chanté ou déclamé, par opposition au discours parlé), prosodique (il comporte des combinaisons rythmiques artificielles, par opposition à la parole plane) et verbal, défini par tout ce qui tient aux formes grammaticales et aux significations. Seul le dernier de ces axes relève de la conception la plus étroite de la langue « monumentaire », encore que son mode de réalisation puisse différer beaucoup selon les cas. Le propre de la langue poétique (par quoi elle se distingue d’autres manifestations du monumentaire, tel le droit coutumier) est toutefois que les trois axes concourent également à sa constitution. Ils ne s’y juxtaposent pas, mais se combinent pour en créer l’espace — espace poétique où s’accroît indéfiniment le pouvoir suggestif de chacun d’entre eux. Chacun des axes ne se déploie et ne se valorise que par rapport aux deux autres, simultanément. Le texte poétique en effet possède une signification intrinsèque et globale, et son sens final (dépassant les sens provisoires dont il se charge au cours de son déroulement) vient de l’intérieur, de telle manière que l’énoncé poétique échappe totalement et évidemment aux catégories du vrai et du faux,
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matière
linguistique certes elle-même structurée mais
d'une manière qui reste, chez la grande majorité des
locuteurs, irréfléchie.
Ce sont là deux états de la langue,
opposés en principe l'un à l'autre comme la culture à la
nature : dans les sociétés possédant une longue tradition
littéraire cette opposition s'atténue� et devient parfois
indiscernable.
Dans le haut Moyen Age roman, elle dut,
pour de nombreuses générations, apparaître avec évi
dence.
D'où la distinction que l'on a proposée entre deux
types de communication linguistique : le «document»
(structuré en vertu des seules lois « naturelles » de la
langue) et le « monument» (à structuration seconde).
Cette distinction ne recoupe pas celle que l'on peut faire
par ailleurs entre oral et écrit.
Ainsi posé, le problème est essentiellement histori
que.
Les données s'en modifient avec le temps; celui-ci,
dans une mesure à déterminer, en conditionne l'énoncé.
Les deux niveaux de structuration d'une langue corres
pondent, en fait, à des fonctions différentes.
La fonction
primaire est déterminée par les seuls besoins de l'inter
communication sociale; la fonction secondaire est pro
prement fonction d'édification, au double sens d'éléva
tion morale et de construction d'un édifice.
En dépit de
l'étroite alliance de ces fonctions et de ces termes dans
l'usage réel de la langue, leur distinction seule rend
compte, à certaines périodes de l'histoire, de l'origine
du langage magique ou rituel, des formes poétiques pri
mitives et du droit coutumier.
Il reste qu'au sein d'un groupe social, fonction pri
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simultanément.
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sont constitués par abstraction à partir de l'usage com
municatif courant : c'est-à-dire par limitation, au terme
d'un procès marquant le passage de l'état linguistique
naturel à l'état de structuration intentionnelle, de la
conscience individuelle à l'universalité virtuelle.
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nellement, la limitation est négative et porte sur le nom
bre des choix lexicaux et grammaticaux.
Elle n'en trahit
pas moins le besoin inné de la langue, qui fonde sa
fonction secondaire.
Plus tard, au-delà des premières et
maladroites expériences, ce même besoin s'épanouira
dans la recherche d'une intensité, opposée à l'extensivité
du langage primaire.
L'abstraction est ainsi d'abord élé
vation par rapport aux formes les plus étroitement locales
de la langue en son usage primaire.
En fait, dans toutes
les langues romanes archaïques, le langage juridique et
poétique, tel qu'il apparaît dans les monuments les plus
anciens, montre une tendance à l'emploi du mot rare,
savant, plus ou moins calqué sur le latin, donc propre
ment étranger et comme géographiquement
abstrait ;
d'autre part, elle opère sur un vocabulaire et dans une
syntaxe très peu variés.
Le procès de structuration seconde se mesure ainsi
selon plusieurs axes de distanciation, correspondant aux
différences fonctionnelles introduites entre 1' expression
primaire et le monument.
Sommairement, on distingue
rait trois axes possibles : mélodique (le monument est
chanté ou déclamé, par opposition au discours parlé),
prosodique (il comporte des combinaisons rythmiques
artificielles, par opposition à la parole plane) et verbal,
défini par tout ce qui tient aux formes grammaticales et
aux significations.
Seul le dernier de ces axes relève de la
conception la plus étroite de la langue « monumentaire »,
encore que son mode de réalisation puisse différer beau
coup selon les cas.
Le propre de la langue poétique (par
quoi elle se distingue d'autres manifestations du monu
mentaire, tel le droit coutumier) est toutefois que les
trois axes concourent également à sa constitution.
Ils ne
s'y juxtaposent pas, mais se combinent pour en créer
l'espace -espace poétique où s'accroît indéfiniment le
pouvoir suggestif de chacun d'entre eux.
Chacun des
axes ne se déploie et ne se valorise que par rapport aux
deux autres, simultanément.
Le texte poétique en effet
possède une signification intrinsèque et globale, et son
sens final (dépassant les sens provisoires dont il se
charge au cours de son déroulement) vient de l'intérieur,
de telle manière que 1' énoncé poétique échappe totale
ment et évidemment aux catégories du vrai et du faux,.
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