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MONTAIGNE, Michel Eyquem, seigneur de : sa vie et son oeuvre (Histoire de la littérature)

Publié le 24/11/2018

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montaigne

Différence et diversité

 

La relativité reconnue de l’œuvre est en étroite corrélation avec la critique la plus fondamentale que Montaigne ait opérée, celle qui fait la substance de l’« Apologie » (II, xii), la critique de la raison.

 

Malgré les filiations recherchées entre Montaigne et Descartes, il y a peu de rapport entre le doute cartésien, orienté vers l'abolition de ce doute, et la confirmation, de plus en plus nette dans les Essais, des défauts de la raison humaine.

 

Le rationalisme des philosophies médiévales (et Sebond n’y échappait pas) s’appuyait sur la recherche « raisonnée » ou empirique des ressemblances entre les choses. Montaigne prend le contre-pied de cette démarche : ce qu’il y a de plus évident lorsqu’on lit ou lorsqu’on observe, c’est l’extrême différence et disparité qui se manifeste d’un être à un autre, d'un élément naturel à un autre. Le problème posé par Sebond dans sa Théologie naturelle, à savoir la possibilité d’appuyer la foi sur la raison, n’intéresse pas Montaigne : la question, pour lui, est du ressort des théologiens. En revanche, il concentre ses développements critiques sur la possibilité pour la raison humaine de s’occuper de l’univers (macrocosmique ou microcosmique) afin de le systématiser ou de lui trouver un ordre. Montaigne met en évidence, par de nombreux exemples, les failles de l'entendement, lequel est susceptible d’erreur autant que les sens. Cette critique de la raison apparaît dès le livre I (chap. xxxn, « Qu’il faut sobrement se mesler des ordonnances divines ») et se continuera dans l’« Apologie » pour se poursuivre jusqu’à « De l’experience » (III, xm).

 

L’anthropocentrisme de la Théologie naturelle est aussi fermement contesté : Montaigne trouve ses arguments dans l’héraclitéisme (comment la raison humaine resterait-elle ferme et une, alors que l’homme varie sans cesse?); dans le nominalisme de Guillaume d’Ockham (lu à travers Sebond, mais considérablement dépassé : le langage ne possède pas d’universaux, et l’homme ne peut être le centre d’un monde illisible); dans des ouvrages comme De la vanité des sciences de Henri Cornélius Agrippa ou De la vicissitude ou Variété des choses en T univers de Louis Le Roy. Cependant Montaigne ne termine pas son raisonnement contre la suprématie de l'homme et de la raison par un éloge de la foi. Il conclut que la nature humaine, fondamentalement, est diverse autant qu’elle est faible, et qu’il ne faut pas chercher à aller au-delà de ces deux constatations.

 

Pas de « folie divine » : le sage ne doit pas outrepasser les limites de son humanité. « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes; au lieu de se hausser, ils s’abattent » (iii, xm). Même Socrate est, de ce point de vue, contestable : « Rien ne m’est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu’on l’appelle divin » (III, xm). L’expérience, qui est la connaissance et la pratique de la diversité, est aussi la connaissance et la pratique de l'ignorance : « et ne traite à point nommé de rien que du rien, ny d’aucune science que celle de l’inscience » (II, xii). L’idée de la vanité universelle du monde est tirée

MONTAIGNE, Michel Eyquem, seigneur de (1533-1592). Michel Eyquem est de noblesse récente : les terres et le château de Montaigne ont été achetés par son bisaïeul. Il sera le premier à se faire appeler de Montaigne, effaçant par là les origines commerçantes de sa famille paternelle. C’est un homme à peine sorti du commun — mais conscient de sa valeur personnelle — qui fera part, dans les Essais, de ses pensées et de ses actions.

 

Vivre une modeste fortune

 

La vie de Montaigne est signifiée par les lieux qu’il fréquente : Bordeaux, décor d’une scolarité mal vécue et

siège de la magistrature dont il fera partie jusqu’en 1585; Paris, pour sa vie politique qui, si elle a pu être ambitieuse sous les règnes de Henri II et de Charles IX, deviendra une entreprise de négociations pendant toute la durée des guerres de Religion (transactions entre les différents partis, présence à la Cour au moment fort des troubles de Guyenne); le château de Montaigne, à partir de sa « retraite » (1571), non pas retraite politique, mais bien philosophique; enfin, un itinéraire de voyages (1580-1581) qui aura le double but de le soulager de la maladie et de lui faire pratiquer l’« entregent ». Malgré des périodes plus sédentaires, consacrées à la lecture et à l’écriture, Montaigne est un homme qui bouge.

On peut remarquer que la vie littéraire de Montaigne commence à la mort de son père (1569). Celui-ci avait, en quelque sorte, guidé ses premiers pas : le forçant à n’apprendre que le latin, sous le préceptorat d’Horstanus; l’emmenant avec lui lorsqu’il se rendait à la Cour ou voyageait ailleurs; résignant en faveur de son fils sa charge de conseiller à la Cour des Aides de Périgueux; et surtout lui demandant la traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond. Montaigne l’a suivi de bonne grâce, semble-t-il, mais avec le regret de ne pas avoir vraiment continué l’œuvre paternelle : l’embellissement du château et la consignation des événements familiaux dans les Ephémérides (voir les Ephémérides de Beuther, laconiquement annotées par Montaigne).

 

L’amitié et la mort de La Boétie (1563) furent des événements décisifs dans les années qui suivirent : La Boétie était, selon les Essais, une figure exceptionnelle et exemplaire, ce que Montaigne avoue ne pouvoir être. C'était un écrivain à peine publié encore, et un praticien de la noblesse d’âme. Montaigne reconnaîtra cette qualité de mœurs et d’esprit dont il ne reparlera qu’à propos d'une femme, sa fille d’alliance, Ml,e de Gournay. Mais il ne commencera à la fréquenter qu’en 1588, après qu’elle lui aura fait part de son admiration pour les Essais. Entre ces deux dates, Montaigne vit apparemment seul; son mariage et sa paternité semblent traverser sa vie sans la marquer. Ces vingt-cinq années seront remplies par une activité littéraire et politique intense, et les Essais assureront rapidement un « nom » au seigneur de Montaigne.

 

Nulle contradiction entre ce que les Essais nous disent sur la vie de Montaigne et ce que nous en connaissons par ailleurs. Il est vrai que Montaigne servit la monarchie avec loyauté et sans esprit partisan. Il est également vrai qu’il n’a pas pris de risques inutiles, limitant par là sa « gloire », mais agissant davantage selon lui-même.

 

En tout point, si l’on regarde les actes de sa vie, Montaigne a sauvé les apparences d’un gentilhomme né catholique et instruit par les humanistes. Cependant, les Essais indiquent, entre l’extériorité de la vie publique et la réalité du moi, un fossé qui s’agrandit avec les années. La conscience de la médiocrité de la vie, et de la sienne en particulier, se fera de plus en plus aiguë.

montaigne

« On peut remarquer que la vie littéraire de Montaigne commence à la mort de son père ( 1569).

Celui-ci avait, en quelque sorte, guidé ses premiers pas : le forçant à n'apprendre que le latin, sous le préceptorat d' Horstanus; l'emmenant avec lui lorsqu'il se rendait à la Cour ou voyageait ailleurs; résignant en faveur de son fils sa charge de conseiller à la Cour des Aides de Périgueux; ct surtout lui demandant la traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond.

Montaigne l'a suivi de bonne grâce, semble-t-il, mais avec le regret de ne pas avoir vraiment continué l'œuvre paternelle : l'embellis­ sement du château �t la consignation des _événements familiaux dans les Ephémérides (voir les Ephémérides de Beuther, laconiquement annotées par Monraigne).

L'amitié et la mort de La Boétie (1563) furent des événements décisifs dans les années qui suivirent : La Boétie était, selon les Essais, une figure exceptionnelle et exemplaire, ce que Montaigne avoue ne pouvoir être.

C'était un écrivain à peine publié encore, et un praticien de la noblesse d'âme.

Montaigne reconnaîtra cette qua­ lité de mœurs et d'esprit dont il ne reparlera qu'à propos d'une femme, sa fille d'alliance, M11• de Gournay.

Mais il ne commencera à la fréquenter qu'en 1588, après qu'elle lui aura fait part de son admiration pour les Essais.

Entre ces deux dates, Montaigne vit appa­ remment seul; son mariage et sa paternité semblent tra­ verser sa vie sans la marquer.

Ces vingt-cinq années seront remplies par une activité littéraire et politique intense, et les Essais assureront rapidement un «nom» au seigneur de Montaigne.

Nulle contradiction entre ce que les Essais nous disent sur la vie de Montaigne et ce que nous en connaissons par ailleurs.

Tl est vrai que Montaigne servit la monarchie avec loyauté et sans esprit partisan.

li est également vrai qu'il n'a pas pris de risques inutiles, limitant par là sa « gloire », mais agissant davantage selon lui-même.

En tout point, si l'on regarde les actes de sa vie, Montaigne a sauvé les apparences d'un gentilhomme né catholique et instruit par les humanistes.

Cependant, les Essais indiquent, entre l'extériorité de la vie publique et la réalité du moi, un fossé qui s'agrandit avec les années.

La conscience de la médiocrité de la vie, et de la sienne en particulier, se fera de plus en plus aiguë.

liJ Essais Loin de se présenter comme un livre lisse, achevé, aux liaisons soignées, les Essais ont une structure et induisent une lecture qui correspond à leur titre : mon­ tage spécifique de réflexions rédigées à diverses épo­ ques, commentées à d'autres, et qui force le lecteur à pratiquer une lecture non linéaire.

Lire en spirale Difficulté d'abord provoquée par ce qu'on appelle les trois « strates » du texte (voir la chronologie des œuvres), c'est-à-dire la couche A (édition 1580, livres l et TI), la couche B (édition 1588, livres 1, II et III) et la couche C (annotations portées sur l'exemplaire de Bordeaux après 1588).

La diachronie du texte s'impose, même si une lecture cursive (ou globale) tend à effacer les différentes époques de la rédaction.

Encore faut-il distinguer celles-ci des moments clés que sont les dates d'édition, importantes, certes, mais qui ne rendent pas compte du travail effectué durant des années par Montai­ gne sur son texte.

Une des premières exigences des Essais (1, vm, « De l'oisiveté») est celle de la liberté de l'écriture (et des réécritures) : Montaigne « met en rolle)) ses « chimeres et monstres fantasques ».

Les premiers chapitres offrent l'aspect d'une compilation, d'un florilège d'exemples comme on en trouve dans les « leçons » de l'époque.

Cet aspect diminue à mesure que l'on pénètre dans le texte -e t donc aussi selon l'évolution personnelle de Montai­ gne - sans jamais disparaître tout à fait.

L'intervention de l'auteur se fait plus sensible, plus raffinée, plus sub­ tile : il n'empêche qu'elle a souvent pour point de départ un élément étranger.

Montaigne revendique le droit de ne pas produire une œuvre : «Je peins principalement mes cogitations, sub­ ject informe, qui ne peut tomber en production ouvra­ gere » (Il, XII).

Son texte ne prétend pas à la profondeur ni à la hauteur, mais à l'humanité, au ras des possibilités de 1 'homme, quelles que soient ses aspirations à la divi­ nité.

A une telle modestie idéologique (ce n'est pas pour rien que le texte s'intitule «essais») correspond une modestie littéraire dont la forme reste très spécifique : on a souvent tenté de l'ordonner (Pierre Charron), mais sans succès : on peut toujours aboutir à une réduction ou à une expurgation des Essais, jamais à ume lecture totale.

Il faut donc renoncer à « lire totalement» Montaigne, c'est-à-dire à vouloir rendre compte d'un texte qui s'avoue lui-même comme un montage.

La structure syn­ chronique telle qu'elle s'organise au cours des pages tournées est, selon 1 'expression de Montaigne, une « marqueterie mal jointe » : des jonctions syntaxiques floues, des liaisons-chevilles qui renforcent l'idée d'une association plus que d'un raisonnement organisé à partir d'un plan.

Refaire le plan des Essais serait une gageure.

La critique s'est limitée, la plupart du temps, à étudier un chapitre ou un groupe de chapitres et à rendre compte de l'absence de structure dans les Essais par des images : architecture non terminée (A.

Glauser), guirlande, bas­ tion (M.

Butor), spirale (A.

Compagnon), cercles concentriques (G.

Poulet).

Autant de métaphores de l'im­ puissance à lire un texte qui nous montre ses coutures tout en cachant les indices de sa structure profonde.

Un centre? De l'aveu de Montaigne lui-même, les Essais auraient dO avoir un centre (1, xxvm).

Les « grotesques » auraient dû entourer le tableau principal d'un opuscule de La Boétie.

Mais plusieurs années ont passé entre cette inten­ tion et la première édition : plusieurs années au cours desquelles s'est probablement élaborée l'« Apologie de Raymond Sebond»; années pendant lesquelles l'étude du scepticisme s'est approfondie, et pendant lesquelles l'auteur du Discours de la servitude volontaire a disparu au profit de l'ami.

Un centre promis, mais non tenu.

Avec l'édition de 1580, l'« Apologie» apparaît comme un monument, ordonné en principe sur un sujet précis, la théologie de Sebond, et où Montaigne décide de parler à la place de l'auteur.

L'œuvre apparaît désor­ mais comme un labyrinthe (Butor) : on a apparemment une entrée et une sortie, un début et une fin, mais les thèmes reviennent et s'entrecroisent.

De plus, ils ne sont pas spécifiques à ce chapitre : bon nombre d'entre eux sont annoncés ou développés ailleurs.

L'« Apologie » ne paraît centrale que par la masse imposante de ses pages.

La rédaction des Essais conduit Montaigne, qu'il le veuille ou non, à des décentrements successifs, comme si, une fois le sujet abordé, c'était l'écritme qui comptait avant tout, et non plus un contenu forcé.

L'absence de mémoire alléguée par Montaigne est un singulier pré­ texte : elle justifie la relecture permanente de l'œuvre et en même temps des additions nécessaires, puisqu'une certaine durée s'est écoulée et que le sujet écrivant n'est plus exactement le même.

Elle justifie ce qu'on appelle le désordre du livre; le lecteur, mémorisant d'une autre façon, lit le texte à la suite, sans distinguer un à un les méandres d'une pensée qui, malgré nous, nous échappe.

Seule l'écriture est là pour pallier une mémoire pres­ que volontairement défaillante : «Et suis si excellent en 1 'oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je. »

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