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Monologue du Mendiant Acte I, scène 13, Livre de poche (Grasset), pp. 72-74 - Electre de Giraudoux

Publié le 04/08/2014

Extrait du document

giraudoux

 

La soirée s'est achevée avec la reconnaissance d 'Oreste par Clytemnestre. Désormais

tout dort dans Argos et ce sont les personnages non directement impliqués dans l'action

qui passent au premier plan : durant la scène précédente, les Euménides ont

rejoué la rencontre de la mère et du fils en en soulignant l'agressivité latente. À présent,

c'est le Mendiant qui prend la parole: tout en contemplant le frère et la soeur

endormis, il s'interroge sur ce que peut signifier l'affrontement entre Électre et

Clytemnestre.

LE MENDIANT, ÉLECTRE, ORESTE

LE MENDIANT. C'est l'histoire de ce poussé ou pas poussé que je voudrais bien

tirer au clair. Car, selon que c'est l'un ou l'autre, c'est la vérité ou le mensonge

qui habite Électre, soit qu'elle mente sciemment, soit que sa mémoire

devienne mensongère. Moi je ne crois pas qu'elle ait poussé. Regardez-la: à

5 deux pouces au-dessus du sol, elle tient son frère endormi aussi serré qu'audessus

d'un abîme. Il va rêver qu'il tombe, évidemment, mais cela vient du

coeur, elle n'y est pour rien. Tandis que la reine a une ressemblance: elle ressemble

à ces boulangères qui ne se baissent même pas pour ramasser leur

monnaie, et aussi à ces chiennes griffonnes qui étouffent leur plus beau petit

10 pendant leur sommeil. Après, elles le lèchent comme la reine vient de lécher

Oreste, mais on n'a jamais fait d'enfant avec la salive. On voit l'histoire

comme si l'on y était. Tout s'explique, si vous supposez que la reine s'est mis

une broche en diamants et qu'un chat blanc est passé. Elle tient Électre sur

le bras droit, car la fille est déjà lourde; elle tient le bébé sur l'autre, un peu

15 éloigné d'elle, pour qu'il ne s'égratigne pas à la broche ou qu'il ne la lui

enfonce pas dans la peau ... C'est une épingle à reine, pas une épingle à nourrice

... Et l'enfant voit le chat blanc, c'est magnifique, un chat blanc, c'est de

la vie blanche, c'est du poil blanc : ses yeux le tirent et il bascule ... Et c'est

une femme égoïste. Car, de toute façon, en voyant chavirer l'enfant, elle

20 n'avait pour le retenir qu'à libérer son bras droit de la petite Électre, à lancer

la petite Électre au loin sur le marbre, à se ficher de la petite Électre.

Qu'elle se casse la gueule, la petite Électre, pourvu que vive et soit intact le

fils du roi des rois! Mais elle est égoïste. Pour elle, la femme compte autant

que l'homme, parce qu'elle en est une; le ventre autant que la souche, parce

25 qu'elle est un ventre; elle ne songe pas une seconde à détruire cette fille à

".entre pour sauver ce fils à souche, et elle garde Électre. Tandis que voyez

Electre. Elle s'est déclarée dans les bras de son frère. Et elle a raison. Elle ne

pouvait trouver d'occasion meilleure. La fraternité est ce qui distingue les

humains. Les animaux ne connaissent que l'amour... les chats, les perruches,

30 et caetera; ils n'ont de fraternité que de pelage. Pour trouver des frères, ils

sont obligés d'aimer les hommes, de faire la retape aux hommes ... Qu'est-ce

qu'il fait, le petit canard, quand il se détache de la bande des canards, et de

son petit oeil tendre pétillant sur sa joue inclinée de canard, il vient nous

LE MYTHE ANTIQUE DANS ÉLECTRE DE GIRAUDOUX

regarder, nous autres humains, manger ou bricoler, c'est qu'il sait que c'est

35 nous son frère l'homme et son frère la femme. J'en ai pris ainsi à la main,

des petits canards, je n'ai plus eu qu'à leur tordre le cou, parce qu'ils s'approchaient

avec leur fraternité, parce qu'ils essayaient de comprendre ce

que je faisais, moi leur frère, à couper ma croûte de fromage en y rajoutant

de l'oignon. Frère des canards, voilà notre vrai titre, car cette petite tête

40 qu'ils plongent dans la vase pour barboter têtard et salamandre, quand ils la

dressent vers l'homme toute mordorée et bleue, elle n'est plus que propreté,

intelligence et tendresse - immangeable d'ailleurs, la cervelle exceptée .. .

Moi, je me charge de leur apprendre à pleurer, à des têtes de canard! .. .

Électre n'a donc pas poussé Oreste! Ce qui fait que tout ce qu'elle dit est

45 légitime, tout ce qu'elle entreprend sans conteste. Elle est la vérité sans

résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche. De sorte que si elle tue,

comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d'elle, c'est parce

qu'elle a raison! C'est que si l'âme d'une fille, par le plus beau soleil, se sent

un point d'angoisse, si elle renifle, dans les fêtes et les siècles les plus splen-

50 dides une fuite de mauvais gaz, elle doit y aller, la jeune fille est la ménagère

de la vérité, elle doit y aller jusqu'à ce que le monde pète et craque dans les

fondements des fondements et les générations des générations, dussent

mille innocents mourir la mort des innocents pour laisser le coupable arriver

à sa vie de coupable! Regardez les deux innocents. C'est ce qui va être le

55 fruit de leurs noces : remettre à la vie pour le monde et les âges un crime

déjà périmé et dont le châtiment lui-même sera un pire crime. Comme ils

ont raison de dormir pendant cette heure qu'ils ont encore! Laissons-les.

Moi je vais faire un tour. Je les réveillerais.]' éternue toujours trois fois quand

la lune prend sa hauteur, et éternuer dans ses mains c'est prendre un risque

60 effroyable. Mais vous tous qui restez, taisez-vous, inclinez-vous! C'est le premier

repos d'Électre ! ... c'est le dernier repos d'Oreste !

giraudoux

« LE MYTHE ANTIQUE DANS ÉLECTRE DE GIRAUDOUX regarder, nous autres humains, manger ou bricoler, c'est qu'il sait que c'est 35 nous son frère l'homme et son frère la femme.

J'en ai pris ainsi à la main, des petits canards, je n'ai plus eu qu'à leur tordre le cou, parce qu'ils s'ap­ prochaient avec leur fraternité, parce qu'ils essayaient de comprendre ce que je faisais, moi leur frère, à couper ma croûte de fromage en y rajoutant de l'oignon.

Frère des canards, voilà notre vrai titre, car cette petite tête 40 qu'ils plongent dans la vase pour barboter têtard et salamandre, quand ils la dressent vers l'homme toute mordorée et bleue, elle n'est plus que propreté, intelligence et tendresse - immangeable d'ailleurs, la cervelle exceptée ..

.

Moi, je me charge de leur apprendre à pleurer, à des têtes de canard! ..

.

Électre n'a donc pas poussé Oreste! Ce qui fait que tout ce qu'elle dit est 45 légitime, tout ce qu'elle entreprend sans conteste.

Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche.

De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d'elle, c'est parce qu'elle a raison! C'est que si l'âme d'une fille, par le plus beau soleil, se sent un point d'angoisse, si elle renifle, dans les fêtes et les siècles les plus splen- 50 dides une fuite de mauvais gaz, elle doit y aller, la jeune fille est la ménagère de la vérité, elle doit y aller jusqu'à ce que le monde pète et craque dans les fondements des fondements et les générations des générations, dussent mille innocents mourir la mort des innocents pour laisser le coupable arri­ ver à sa vie de coupable! Regardez les deux innocents.

C'est ce qui va être le 55 fruit de leurs noces : remettre à la vie pour le monde et les âges un crime déjà périmé et dont le châtiment lui-même sera un pire crime.

Comme ils ont raison de dormir pendant cette heure qu'ils ont encore! Laissons-les.

Moi je vais faire un tour.

Je les réveillerais.]' éternue toujours trois fois quand la lune prend sa hauteur, et éternuer dans ses mains c'est prendre un risque 60 effroyable.

Mais vous tous qui restez, taisez-vous, inclinez-vous! C'est le pre­ mier repos d'Électre ! ...

c'est le dernier repos d'Oreste ! Rideau.

(COMMENTAIRE) Enjeu du texte : la révélation du destin d'Électre Situé à la fin du premier acte, ce monologue prépare le retournement que va opérer la nuit: la transformation de la haine d'Électre en désir de ven­ geance.

Le Mendiant paraît ici à la fois devin et détective.

Devin, il annonce que le destin d'Électre et d'Oreste est d'accomplir la vengeance d'un crime non encore dévoilé.

Détective, il s'interroge avec méthode sur les motivations d'Électre, cherche à s'assurer que c'est bien le souci de vérité et de fraternité qui animera ses comportements futurs.

Par son savoir surnaturel comme par son exigence morale, il incarne le rôle de commentateur qui était celui du Chœur antique.. »

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