Molière, Dom Juan, I, 1 : l'éloge du tabac
Publié le 22/12/2012
Extrait du document
La tirade de Sganarelle permet à l’auteur de mettre en place les éléments essentiels à la compréhension
de la pièce : l’intrigue, les personnages, le thème de l’échange. La tonalité comique tient du burlesque
avec l’éloge paradoxal du tabac. Ce morceau de rhétorique étonnant a aussi pour fonction d’ébranler le
spectateur et de le faire entrer dans l’univers baroque de la pièce, dans laquelle Don Juan fait dans la
scène suivante l’éloge de l’inconstance, et dans l’acte V celui de l’hypocrisie. Contrevenant aux codes de
la bienséance et de la morale, il invite le spectateur à en deviner le sens caché : éloge du tabac, du
plaisir, du théâtre, il est un pied de nez aux dévots qui avaient causé tant de problèmes à l’auteur du
Tartuffe. Molière n’en avait pourtant pas fini avec eux, car Dom Juan fut très vite retiré de l’affiche ; si le
sujet, un libertin impie et hypocrite puni par les flammes, aurait dû leur plaire, le traitement du mythe par
Molière était très provocateur : Don Juan reste séducteur jusqu’au bout, Sganarelle, censé représenter
les valeurs chrétiennes et la morale
«
2/ L’éloge paradoxal : un jeu parodique
L’éloge concerne ici un objet inattendu : le tabac.
Au XVIIème siècle, le tabac, malgré l’interdiction dont il
faisait l’objet, était plutôt considéré comme ayant des vertus curatives ; un tel éloge est cependant
disproportionné et relève du burlesque.
Molière s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à
l’Antiquité : de nombreux auteurs se sont amusés à appliquer les procédés rhétoriques de l’éloge à des
objets inattendus voire blâmables, comme Erasme au XVIème avec son
Eloge de la folie.
L’intention de Molière lorsque dans la tirade du valet coexistent les sentiments de
l’ « honneur » et de la « vertu » et leur cause supposée, le tabac, est donc parodique.
Cette intention est d’autant plus perceptible que si la notion de don est développée dans le discours (« on
est ravi d’en donner à droit et à gauche », « l’on court au-devant du souhait des gens »), elle ne l’est pas
dans les actes, du moins dans les didascalies : on peut supposer que la tirade fait suite à un échange
préalable, ou bien que Sganarelle, « tenant une tabatière », pérore sans rien offrir à Gusman : cette
interprétation irait dans le sens du comique burlesque.
La fin de l’éloge est elle aussi étonnante, car
brutale : « c’est assez de cette matière.
Reprenons un peu notre discours » : l’éloge semble n’avoir été
qu’une digression.
Le début de la pièce a de quoi surprendre le spectateur : il vient voir l’histoire de Don Juan, et c’est un
valet de comédie qui se présente à lui pour se lancer dans un éloge du tabac qui paraît hors de propos.
La tirade joue cependant son rôle dans l’exposition, et cet éloge annonce la tonalité et l’un des thèmes
essentiels de la pièce.
L’exposition
1/ L’action
En quelques mots, Molière parvient à donner au spectateur les éléments nécessaires à la compréhension
de l’intrigue : le personnage qui s’exprime est un valet, qui évoque son « maître » ;
celui-ci n’est pas nommé mais les références à ses frasques le font aisément reconnaître : il a « su
toucher trop fortement » le cœur d’une femme, et le valet craint « qu’elle ne soit mal payée de son
amour » : c’est bien Don Juan le libertin qui apparaît ici.
On apprend aussi que cette femme s’appelle
Done Elvire et qu’elle est venue chercher Don Juan qui l’a séduite puis abandonnée.
Sganarelle
s’adresse à un autre valet, Gusman.
Les paroles de ce dernier sont répétées (« dis-tu ») et commentées
(« veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? ») : Molière a condensé les paroles afin d’informer le
spectateur sans alourdir la scène.
Enfin, l’action à venir se dessine : Sganarelle pense que son maître ne
reviendra pas vers Elvire.
2/ La tonalité
Dom Juan de Molière est une comédie, même si l’auteur a détourné les codes du genre.
Le spectateur
s’attend donc à trouver du comique dans la pièce.
Ce registre est présent dans cette première scène,
même s’il diffère de celui des Italiens qui utilisaient le côté farcesque du valet : il repose ici sur le
discours.
Sganarelle se dévoile à travers ses paroles, et c’est un personnage comique qui s’offre aux
regards des spectateurs.
Il se lance en effet dans une argumentation, voulant impressionner Gusman,
mais énonce des sottises : la référence à Aristote, si elle paraît savante, car ce philosophe grec était
considéré dans le XVIIème
siècle classique comme une autorité, est en fait ridicule, car le tabac n’existait pas dans l’Antiquité.
De
même, il inverse les causes et les effets : les « honnêtes gens » offrent du tabac car ils sont vertueux,
aimables et prévenants, ce n’est pas le tabac qui « instruit les âmes », « apprend », « inspire des
sentiments d’honneur et de vertu ».
Cette inversion montre la grossièreté de Sganarelle, qui abaisse.
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