Mme de Staël écrit (De la Littérature): « Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment de l'incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune... mais le sublime de l'esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d'échapper aux bornes qui circonscrivent l'imagination. » Expliquer et discuter ce jugement en l'illustrant par des exemples.
Publié le 17/02/2011
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INTRODUCTION
Deux siècles après sa naissance, Mme de Staël, apparaît encore comme l'une des rares femmes qui tiennent une place importante dans notre littérature : non que son oeuvre soit aussi généralement connue que les Lettres de Mme de Sévigné ou que certains romans de G. Sand; mais sa personnalité et sa vie passionnée, de même que ses théories littéraires, ont exercé une réelle influence. Cependant ses idées conservent-elles à nos yeux une autre valeur que celle d'un témoignage sur ses tendances? C'est ce que nous pouvons nous demander à propos de ce passage (De la Littérature) où elle attribue « Ce que l'homme a fait de plus grand... au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée «.
«
artistes.
C'est pour répondre à un besoin d'infini, pour donner un sens à sa destinée, un fondement à sa conduite,que l'homme a formé des systèmes religieux ou métaphysiques, concevant un être infini parce qu'il est lui-même fini,une vie éternelle parce qu'il ne peut accepter d'être mortel, une providence et des fins dernières parce qu'il ne saitd'où il vient, ni où il va.
La méditation de Pascal entre les deux infinis illustre admirablement cet effort del'imagination pour dépasser les bornes du réel.
Mais la science n'est qu'une autre réponse à un même besoin; c'estparce qu'il ne s'est pas contenté de contempler, mais a voulu comprendre, que le savant a fait sans cesse reculerles limites de l'inconnaissable, que l'infiniment petit lui a livré ses secrets en révélant la composition de la matière, enportant au sein de l'atome ou de la cellule son investigation.Non content de compter les étoiles comme Moïse, et de donner des lois aux astres innombrables, il a entreprisd'échapper aux limites que la nature semblait lui avoir fixées sur cette terre : par la conquête des airs, il a réalisé lerêve d'Icare et s'est élancé dans le cosmos pour conquérir la lune et explorer d'autres planètes.Son besoin d'échapper aux limites du temps lui a fait explorer les siècles et arracher à l'oubli des millénaires l'histoirede l'Humanité ou l'évolution des espèces, et même dater l'ancienneté des sédiments, comme si l'éloignement dutemps ne lui interdisait plus de porter témoignage.Mais si la science permet à l'homme de comprendre et de dominer l'univers, l'art lui permet de créer un autre univers.Tant par sa nature que par ses thèmes, l'art confirmerait la théorie de Mme de Staël.
Que l'art soit un moyen pourl'homme d'échapper au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée, elle n'est pas la seule à l'affirmer.
Ellerapporte la pensée de Kant selon qui le plaisir procuré par « tous les chefs-d'œuvre de l'imagination tient au besoinde reculer les limites de la destinée humaine », « limites qui resserrent douloureusement notre coeur ».
Plus tardSchopenhauer montrera que le plaisir esthétique vient de ce que l'art oppose à l'essence de la vie, à la volonté quiest douleur constante, la représentation pure, affranchie de toute douleur (Le Monde comme volonté et commereprésentation).
Ainsi la musique efface les peines de la vie.
Beethoven enfermé dans la solitude par sa surdité s'endélivre par ses Symphonies et, du combat de l'homme avec son Destin, surgit le merveilleux adagio de la IXeSymphonie qui s'élance vers le ciel.Malraux affirme à son tour : « La victoire de chaque artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement,celle de l'art sur le destin de l'humanité.
L'art est un anti-destin.
» (Les Voix du Silence.)L'aspiration à la Beauté était pour Platon la nostalgie du monde des Idées contemplé par l'âme avant son existenceterrestre (Phèdre), vers lequel s'élance la partie la plus noble de l'âme, alors que l'autre ramène l'attelage vers laterre.
Baudelaire exalte de même le poète dont l'Esprit s'élève bien loin de l'existence brumeuse, « qui plane sur lavie et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes » (Élévation).
L'art est pour les « coeursmortels un divin opium » (Les Phares).
Si la Beauté rend « l'univers moins hideux et les instants moins lourds », c'estqu'elle ouvre la porte « D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu », dit Baudelaire (Hymne à la Beauté).L'Art permet donc à l'homme d'échapper à la laideur et à la souffrance du monde réel, en recréant un universconforme à son besoin d'ordre et de perfection et en s'affranchissant de la douleur par son expression esthétique; illui permet aussi d'échapper aux limites d'une existence éphémère en atteignant l'éternité : « Tout passe/L'Artrobuste seul a l'éternité » (L'Art, Th.
Gautier).
Cependant, dans sa création même l'artiste doit lutter pour triompherdes imperfections dont il souffre et son besoin d'absolu se heurte aux limites de sa nature imparfaite, dans un dramedont Mallarmé a connu les tourments (L'Azur), au point d'envier parfois « la litière/Où le bétail heureux des hommesest couché ».Par les thèmes de son inspiration, comme par son essence, l'Art doit sa grandeur à cet incomplet de la destinée.Qu'il nous suffise de rappeler que la tragédie repose essentiellement sur le sentiment de la faiblesse de l'homme enface de son destin; la fatalité qui s'acharne contre les Atrides, contre Œdipe ou contre Phèdre, est la mesure de laliberté humaine et la source du tragique; le sublime cornélien est dans le refus du héros d'accepter des limites à savolonté.
La poésie lyrique en apporterait d'autres preuves, s'il ne convenait plutôt de les considérer commel'expression du sublime des sentiments.
B.
Le sublime des sentiments.C'est donc généralement à travers les œuvres qu'ils ont inspirées que nous montrerons comment les sentimentshumains, dans ce qu'ils ont de plus sublime, portent la marque de l'incomplet de notre destinée et du besoin decombler un :vide, de nous élever vers l'Idéal.
Sous sa forme la plus générale, le sentiment de l'incomplet de notredestinée s'exprime aussi bien chez les romantiques comme Lamartine ou Vigny, que plus tard chez Baudelaire ouLeconte de Lisle.
Qu'il inspire à Lamartine quelques poèmes des Méditations qui rappellent Byron (comme LeDésespoir) et plus souvent l'aspiration vers l'Infini et l'espoir en Dieu, qu'il prenne dans les Destinées de Vigny laforme d'un noble pessimisme, qu'il partage l'âme de Baudelaire entre le Spleen et l'Idéal, ou qu'il arrache à Lecontede Lisle les cris de révolte de Qaïn, on ressent chez tous le même refus et le même élan, et toutes ces œuvrestémoignent de la grandeur de l'HommeLes souffrances et la mort rendent encore plus sensible à l'homme l'étendue de sa misère, mais peuvent contribuer àsa grandeur morale et ont donné naissance à d'immortels chefs-d'œuvre : qu'il s'agisse de la mort d'un être cher (AVillequier) ou d'une grande douleur (Les Nuits) ; Musset l'a senti : « Rien ne nous rend si grands qu'une grandedouleur »; Baudelaire confesse que la douleur est la noblesse unique; mais Vigny mieux encore aime « la majesté dessouffrances humaines »; c'est que la grandeur morale du stoïcisme que nous révèle La Mort du loup est l'attitude laplus noble par laquelle l'homme, refusant de se plaindre, puisse se rendre maître de sa destinée en l'acceptantlibrement.Parmi tous les sentiments humains, l'amour est sans doute celui qui a non seulement atteint le plus souvent ausublime (non sans conduire parfois au crime), mais inspiré les plus nombreuses et les plus belles œuvres d'art.
Il fautpourtant nous assurer tout d'abord de ses rapports avec l'incomplet de notre destinée.
Selon le mythe que Platonprête à Aristophane dans le Banquet, c'est pour punir l'homme que Zeus l'a partagé en deux moitiés qui, depuis,aspirent à retrouver leur unité..
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