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Miroir, ô mon miroir... SARTRE dans HUIS-CLOS

Publié le 01/06/2010

Extrait du document

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Nous sommes au début du deuxième mouvement de la scène 5. Les personnages ont progressé dans leur prise de conscience et commencent à se faire à l'idée qu'ils sont en enfer. Après un moment de violence où ils ont tenté de s'arracher des aveux, vient un moment d'apaisement où vont se révéler des désirs croisés.  ESTELLE  Monsieur, avez-vous un miroir? (Garcin ne répond pas.) Un miroir, une glace de poche, n'importe quoi? (Garcin ne répond pas.) Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace.  Garcin demeure la tête dans les mains, sans répondre.  INÈS, avec empressement.  Moi, j'ai une glace dans mon sac. (Elle fouille dans son sac. Avec dépit :) Je ne l'ai plus. Ils ont dû me l'ôter au greffe.  ESTELLE  Comme c'est ennuyeux.  Un temps. Elle ferme les yeux et chancelle. Inès se précipite et la soutient.  INÈS  Qu'est-ce que vous avez?  ESTELLE, rouvre les yeux et sourit.  Je me sens drôle. (Elle se tâte.) Ça ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j'ai beau me tâter, je me demande si j'existe pour de vrai.  INÈS  Vous avez de la chance. Moi, je me sens toujours de l'intérieur.  ESTELLE  Ah ! oui, de l'intérieur... Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague, ça m'endort. (Un temps.) Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher. Je les vois. Je les vois. Mais elles ne me voient pas. Elles reflètent la causeuse, le tapis, la fenêtre... comme c'est vide, une glace où je ne suis pas. Quand je parlais, je m'arrangeais toujours pour qu'il y en ait une où je puisse me regarder. Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. (Avec désespoir.) Mon rouge ! Je suis sûr que je l'ai mis de travers. Je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l'éternité.  INÈS  Voulez-vous que je vous serve de miroir? Venez, je vous invite chez moi. Asseyez-vous sur mon canapé.  ESTELLE, indique Garcin.  INÈS  Ne nous occupons pas de lui.  ESTELLE  Nous allons nous faire du mal : c'est vous qui l'avez dit.  INÈS  Est-ce que j'ai l'air de vouloir vous nuire ?  ESTELLE On ne sait jamais...  INÈS  C'est toi qui me feras du mal. Mais qu'est-ce que ça peut faire? Puisqu'il faut souffrir, autant que ce soit par toi. Assieds-toi. Approche-toi. Encore. Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t'y vois ?  ESTELLE  Je suis toute petite. Je me vois très mal.  INÈS  Je te vois, moi. Tout entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne sera plus fidèle.  Estelle, gênée, se retourne vers Garcin comme pour l'appeler à l'aide.  ESTELLE  Monsieur ! Monsieur ! Nous ne vous ennuyons pas par notre bavardage ?  Garcin ne répond pas.

Cette page se situe au début du deuxième mouvement de la scène 5. Elle suit immédiatement la chanson d'Inès qui a servi d'intermède. Le précédent mouvement, un trio, s'était achevé dans la violence et par le retrait de Garcin; le duo qui commence est d'un rythme plus lent ; c'est un moment d'apaisement, presque de légèreté. Dans cette scène où il flirte volontiers avec la comédie, Satire n'en revient pas moins sur des thèmes qui lui sont chers. Par le truchement des personnages, il médite sur les oppositions entre regard d'autrui et regard sur soi, entre profondeur et superficialité, entre être et paraître, et pose une fois encore la question du désir amoureux.

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« La tête dans ses mains, ainsi que le précise l'indication scénique, Garcin cache à la fois son visage et son regard :de miroir, il ne veut ni servir ni se servir, ne voulant ni voir ni se voir ni être vu.

Silencieux et comme retiré du jeu, ilfigure l'opposé du personnage d'Estelle, obsédée par son image, à la fois exhibitionniste et narcissique.

Ainsi laconstruction dramatique elle-même repose-t-elle sur un jeu de double et d'envers qui rappelle la thématique dumiroir.Absentes ou inutilisables à l'image des objets infernaux en général, les glaces d'Estelle n'apparaissent que dans l'au-delà mondain que leurs visions révèlent aux personnages.

Ce sont les glaces de sa chambre à coucher, dont le tainrenvoie l'univers abandonné dans lequel Estelle ne peut que constater sa propre absence : « ...comme c'est videune glace où je ne suis pas», commente la coquette avec une fatuité qui vire à la frayeur.

Se voir, en effet, n'estpas seulement pour Estelle un motif de satisfaction futile, mais la seule preuve que sa conscience défaillante peut luidonner de son existence.

Illustration à la lettre et presque caricaturale du concept de superficialité, le personnagede la jeune femme est sans épaisseur aucune : «[...] quand je ne me vois pas, j'ai beau me tâter, je me demande sij'existe pour de vrai.»Double d'Estelle en tant que femme, mais inverse parce que lesbienne, Inès, elle aussi, participe à ce jeu de miroirs.Certes la femme «damnée, déjà damnée», telle qu'elle se qualifie elle-même, et qui, se sentant «toujours del'intérieur», n'a pas besoin de voir sa propre image pour s'assurer qu'elle existe, bien au contraire.

Mais ellen'échappe pas, cependant, aux ruses du miroir.

Désirant faire de son regard le miroir d'Estelle, dans l'espoir de larendre dépendante de cette image d'elle-même qu'en l'absence de vraie glace elle serait la seule à lui pouvoiroctroyer, Inès sait qu'elle court le risque de se ravaler au statut de femme-miroir, autrement dit de femme-objet.

Etcela dans un univers infernal où les objets finissent toujours par sombrer dans l'absence ou l'inutilité.

Mais c'est unrisque qu'elle court, autant par désir que sous l'effet d'une rébellion résignée : «Puisqu'il faut souffrir, autant que cesoit par toi. Assieds-toi.

Approche-toi.

Encore.

Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t'y vois?»Sous le regard d'Estelle, le visage d'Inès s'efface pour n'être plus que le reflet des yeux qui s'y mirent.

Sous leregard d'Estelle, Inès devient objet et bientôt s'anéantit.

Victime de son propre désir. Un duo d'amour et de comédie En ce moment de légèreté érotique après la crise qui vient de s'achever, le dialogue prend parfois les accents dumarivaudage.«Aucun miroir ne sera plus fidèle», dit Inès à Estelle, avec un jeu de mots qui, sous couvert d'optique, est unedéclaration d'amour.

Plaisanterie cruelle, d'ailleurs, qui à l'amour mêle un humour cinglant : comment la lesbienne, eneffet, pourrait-elle être infidèle au seul objet possible de son désir?La page est tout entière une parodie de rencontre amoureuse.

Nous assistons au chassé-croisé des désirs des deuxfemmes : au début comme à la fin de ce mouvement, Estelle tente en vain de solliciter Garcin, et c'est en vainqu'Inès la sollicite.

Ratage donc, et parodie : le miroir, objet médiateur qu'Estelle voudrait recevoir de Garcin et dontInès voudrait lui faire le cadeau propitiatoire, demeure introuvable.

Absence symbolique qui pose la questionsuivante : comment s'aimer dans un monde où le don est impossible ? Autrement dit : comment s'aimer en enfer? Unenfer que sainte Thérèse d'Avila définissait ainsi : «Là où l'on n'aime point et où il pue.»Évidemment terrible, la réponse à cette question — dont on peut se demander si elle n'est pas le sujet même de lapièce — est éludée par le caractère léger, voire loufoque, du dialogue entre les deux femmes.

«Je ne l'ai plus.

Ils ontdû me l'ôter au greffe» constate Inès dépitée, faisant allusion on ne sait exactement à quel greffe de justice dansce décor dont il était entendu qu'il reproduirait celui d'un grand hôtel international.

Ce à quoi Estelle répondniaisement, insensible à la valeur symbolique de cette perte : « Comme c'est ennuyeux», tandis que privé de sapropre image son corps chancelle.

De même, Sartre tire-t-il un effet comique de l'importance donnée à un détailsomme toute insignifiant eu égard au caractère tragique de la situation : «Je ne peux pourtant pas rester sans glacetoute l'éternité», se récrie la jeune femme, acceptant soudain sa damnation et considérant comme une chosesecondaire cette éternité où la voilà piégée.Comiques également, par le décalage qu'elles instaurent dans le dialogue, la façon dont Estelle, mal à l'aise, feint dene pas remarquer la tentative de séduction dont elle est l'objet, et sa gêne à l'égard d'un Garcin qui d'ailleurs semoque absolument de ce qui se passe.

Aucun des personnages, en somme, n'est jamais en harmonie avec aucundes deux autres.

Ainsi les mots d'amour d'Inès ressemblent-ils davantage à des prophéties destinées à elle-même :« C'est toi qui me feras du mal.

Mais qu'est-ce que ça peut faire.» Voici que le marivaudage se fait soudain sinistreet que la scène perd sa légèreté, s'approfondit, se fait douloureuse.

Or, dans cette acceptation présente de lasouffrance future comme prix du désir et revers de l'amour, le personnage d'Inès se rapproche du sublime.

Et l'ondécouvre un instant généreuse, prête à faire le don de soi, cette femme qui, par ailleurs, n'a su et ne saura jamaisque prendre.Dans cette pièce, la dramaturgie sartrienne joue volontiers de tels retournements psychologiques qui sauvent lespersonnages de n'être que des caricatures et, dans un univers d'où l'action est bannie, ménagent du suspense et del'intensité dramatique. Conclusion La beauté de cette page réside ainsi dans le mélange des genres et dans le constant décalage entre ce qui est dit. »

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