Michelet écrit en 1855 : «Nous avons évoqué l'histoire, et la voici partout ; nous en sommes assiégés, étouffés, écrasés ; nous marchons tout courbés sous ce bagage, nous ne respirons plus, n'inventons plus. Le passé tue l'avenir. D'où vient que l'art est mort (sauf de si rares exceptions) ? c'est que l'histoire l'a tué.» Est-ce qu'au XIXe siècle l'histoire a tué ou renouvelé l'art et la littérature ?
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
de cause finale qui commençait à s\'imposer en biologie («La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement... Du pain, des fruits que j\'ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments d\'où je le tire. Ainsi va la vie historique.» (XIXe Siècle, p. 352.) Au fond, on peut se demander dans quelle mesure en 1855 Michelet n\'est pas relativement éloigné de l\'Histoire et plus proche de grandes réalités morales, vitales, naturelles : il va publier L\'Oiseau (1856), L\'Amour (1858), La Femme (1859), La Bible de l\'Humanité (1864). Son romantisme débouche sur une foi plus juvénile que jamais en la vie. Une certaine conception de l\'Histoire lui semble favoriser ce vieillissement, ce manque de foi qu\'il sent chez ses contemporains, et cela notamment depuis l\'échec de 1848. Lui a toujours la foi, croit en la volonté, en face d\'un Leconte de Lisle, d\'un Renan, d\'un Flaubert qui se donnent le spectacle des civilisations qui naissent et meurent. C\'est contre ce dilettantisme et ce sens de l\'universelle vanité qu\'il affirme la perpétuelle invention de chaque moment humain. III Discussion : L\'Histoire comme originalité du XIXe siècle Problème illimité où il est exclu d\'être exhaustif et pour lequel il faudra se borner à quelques grandes lignes ; on pourra distinguer :
...
«
des nationalités ou les souvenirs du moyen âge, etc.
Sans doute Michelet ne condamne pas tous ces souvenirs parlesquels un peuple se fait ou se refait une âme, mais il voudrait bien que l'histoire ne dissimule pas à un peuple qu'il atoujours à inventer son avenir et qu'il ne croie pas à une quelconque fatalité dans ses données historiques ougéographiques.
3.
L'Histoire et le devenir.
Plus particulièrement en 1855, Michelet s'inquiète des nouvelles philosophies de l'Histoirequi semblent davantage encore mettre l'accent sur la fatalité par rapport à la liberté : de plus en plus en effet,historiens, philosophes, poètes se laissent gagner par les idées germaniques issues de Hegel où l'Histoire est penséecomme un immense devenir, un fieri, un werden.
Jusque-là on croyait à l'Absolu, ou tout au moins à l'Absolu decertaines valeurs philosophiques, religieuses, morales, etc.
Mais voici que vers 1850 il n'y a plus de philosophie, maisune Histoire de la philosophie, plus de religion, mais une Histoire des dogmes, plus de critique littéraire, mais uneHistoire de la littérature.
L'homme est emporté par ce grand mouvement qu'il n'a plus qu'à subir ou avec lequel dumoins toute sa liberté n'est plus que de coïncider.
Dans le contexte des lignes qui nous occupent, Michelet s'enprend d'une façon assez générale, mais vigoureuse, à ces doctrines «historicistes» qui nous font «croire que letemps est tout et la volonté peu de choses».
Le résultat en est évidemment sur le plan moral un terriblepessimisme, qui domine l'œuvre d'un Leconte de Lisle (ne pas oublier chez Leconte de Lisle le lien entre pessimismeet Histoire des religions), et sur le plan artistique stérilité ou pastiche.
L'art n'est plus une invention, mais unerépétition : Viollet-le-Duc (1814-1879) multiplie ses restaurations, voire ses reconstructions de monuments dumoyen âge ; la peinture officielle sous le Second Empire devient de plus en plus la peinture historique (par exempleHippolyte Flandrin, le décorateur de l'église Saint-Germain-des-Prés de Paris), Arnoux dans L'Éducation sentimentaledéveloppe «L'Art industriel» (en revanche, peu de succès sous le Second Empire des peintres qui, comme Millet ouManet, veulent vraiment exprimer leur temps et rénover l'art).
On dira peut-être qu'une philosophie du devenirdevrait inciter l'homme à se renouveler, mais on n'oubliera pas que c'est aussi, que c'est sans doute d'abord unephilosophie du total où chaque moment est senti comme déterminé dans un ensemble : au moins pour la générationde 1850 il y a un lien profond entre ces nouvelles perspectives historiques et évolutionnistes et un déterminismeradical (cf.
Taine).
Bref, selon Michelet, au fur et à mesure que l'Histoire envahit le siècle, on peut dire quel'érudition éparpille la pensée et que la philosophie du devenir historique amollit l'homme dans le sens d'un certainscepticisme déterministe.
II La philosophie de l'Histoire de Michelet
Cependant une condamnation absolue de l'Histoire par Michelet n'aurait pas grand sens.
Si Michelet est aussi durpour les dégâts causés selon lui par une certaine conception historique, c'est parce qu'il a sa propre conception aunom de laquelle il critique celle qui lui semble menaçante vers 1850.
1 L'Histoire est poésie et création.
Pour Michelet l'Histoire doit essentiellement recréer la vie du passé (rappelons lafameuse formule de la Préface de 1869 : «La résurrection de la vie intégrale», XIXe Siècle, p.
352), le texte estsurtout ce qui vivifie l'imagination de l'historien.
Sans doute, dira-t-on, c'est revenir purement et simplement à lacouleur locale romantique.
Oui et non, car le romantique, tel le Hugo des Odes et Ballades ou le Musset des Contesd'Espagne et d'Italie, a tendance à se réfugier dans le passé, dont il apprécie le côté figé avec un mélange demélancolie et de sécurité, alors que pour Michelet c'est par une intelligence du passé qu'on arrive à la vie.
La scèned'autrefois reconstituée a une dynamique, liée au fait qu'elle est le produit partiel de l'imagination de l'historien etdonc qu'elle est directement rattachée aux aspirations profondes d'un moderne.
Bref Michelet se veutessentiellement cet historien non asservi aux documents dont rêvera Péguy dans Clio, un historien poète, c'est-à-dire, au sens propre du mot, créateur.
2 L'Histoire est appel à la liberté et à la volonté.
Sur un plan plus moral, chaque instant de l'Histoire ainsi ressuscitéeconstitue un moment d'une rédemption du genre humain, une tentative pour arracher l'humanité aux fatalités du solet du passé.
Par exemple, le christianisme médiéval ne doit pas être reconstitué comme une religion lénifiante ettranquillisante (ou inversement fanatique et dogmatique), dont les Modernes auraient la nostalgie, mais il doit êtresaisi dans la perspective spiritualiste et libératrice qu'il a offerte à un moment de l'histoire humaine : en poussant lesmasses à ériger les cathédrales, il contribuait à les arracher aux fatalités du sol, mais ce n'était qu'une libérationinsuffisante qui asservissait encore l'homme à la grâce ; avec la Révolution française, l'homme ne sera plus asserviqu'à la justice.
Précisons bien que chaque tentative de libération n'offre la garantie d'aucune réussite : il faut à tout moment que lavolonté arrache l'homme aux servitudes et le conduise à la liberté par une reconquête de soi sur soi.
3 L'Histoire est un acte de foi.
Cet appel à la liberté et à la volonté conduit Michelet à renverser la notion decausalité historique par rapport au déterminisme de type tainien.
La cause en Histoire n'est pas derrière, elle estdevant, ce qui ne veut pas dire que les déterminations, par exemple géographiques, n'aient pas un rôle trèsimportant à jouer : Michelet ouvre son Histoire de France par un Tableau de la France (1831) où il étudielonguement les structures locales dans lesquelles se jouera le drame français.
Mais ces structures ne seront que desdonnées dépendant avant tout de ce que voudra en faire la France.
Michelet croit à la France, mais comme en unepersonne dont la force vive travaille tous les faits.
L'Histoire aboutit donc à un acte de foi.
Michelet croit auxnationalités et à l'humanité comme à de vastes initiatives qui peuvent à tout moment se forger elles-mêmes : «LaFrance a fait la France, [...] elle est fille de sa liberté.
Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive,qu'on appelle l'homme.
L'homme est son propre Prométhée.» Quand il développe ces idées, Michelet se défend dureste de tout fidéisme ou de tout messianisme un peu vague et il pense qu'il ne fait qu'appliquer à l'histoire la notion.
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