Michel Tournier, Le vent Paraclet
Publié le 22/02/2011
Extrait du document
Il faut se garder de tout terrorisme et ne pas imposer des interdits à la création littéraire. Il me semble pourtant que le mélange de la poésie et du roman est un mariage contre nature dont il n'y a pas trop à attendre. Car le récit romanesque est un mouvement en avant, d'un dynamisme narratif qui est le contraire de la contemplation poétique. A mi-chemin entre la philosophie et la poésie, le roman emprunte à la philosophie la propulsion de ses raisonnements et intentions qu'il alourdit il est vrai en lui faisant véhiculer affabulation et évocation. En passant de la philosophie où les concepts jouent sans frottements ni perte d'énergie au roman avec ses personnages et ses paysages, on voit les mots se charger de substance et comme engraisser. Il faut qu'ils demeurent cependant assez déliés pour que l'affabulation soit menée à bon train et à bonne fin. L'énergie presque pure qui tourne en circuit fermé dans un système philosophique devient motrice dans le roman, mais elle ne doit pas s'y dépenser en chaleur et en lumière immobiles, ce qui est le propre de la poésie. Le mot transparent comme un concept dans la philosophie, opaque comme une chose dans le poème, doit demeurer translucide dans le roman et mêler en lui autant d'intelligence que de couleurs et d'odeurs. Ajoutons qu'à ces trois niveaux de concrétisation du mot correspond une difficulté variable pour sa traduction dans une langue étrangère. Alors que la traduction de la philosophie offre rarement des difficultés insurmontables, celle de la poésie est purement et simplement impossible. Un poème passant d'une langue dans une autre, cela devient deux poèmes puisés à la même source d'inspiration. La traduction romanesque se situe pour la difficulté quelque part entre cette relative aisance et cette impossibilité. Un bon équivalent de l'opposition « poésie-roman « est fourni par l'alternative « photographie-cinéma «. Le film, dramatique comme le roman, est entraîné de sa première à sa dernière image par la force d'une affabulation dont chaque épisode appelle et fait désirer et redouter à la fois le suivant. Une image trop belle — d'une beauté trop statique (mais toute beauté n'est-elle pas statique par quelque côté ?) — n'a pas sa place dans ce déroulement qu'elle ne peut que freiner. Comme le roman poétique, le film de photographe a les défauts rédhibitoires d'un hybride malvenu. Car la photographie veut retenir, c'est sa vocation, sa raison d'être. Comme le poème a pour ambition naturelle d'être appris par coeur et récité, récité, récité encore, la photographie demande à être regardée, non pas une fois ni deux, mais sans trêve ni relâche, qu'elle soit posée sur une cheminée ou glissée dans un portefeuille. Objet modeste et méprisé, elle pose des exigences démesurées, comme ces pauvres qui, ne pouvant rien espérer, rêvent de l'infini. Tandis que, sur le roman comme sur le film, il n'y a pas en principe à revenir deux fois. A l'opposé encore du roman et du cinéma, la poésie et la photographie ont deux points communs : elles apportent rarement la célébrité et jamais la fortune. Par leur vocation apologétique la philosophie, le roman et la poésie s'opposent aux activités scientifiques qui sont réductrices. La pensée scientifique vise à la seule efficacité. Elle se veut active et de bon rendement. Elle va toujours du complexe au simple, réduisant systématiquement la profusion du concret à la sécheresse d'une formule légère et maniable comme un outil. Pour le physicien ou le chimiste la pluie irlandaise, la mer Rouge, le lac Titicaca, la rosée matutinale de mon jardin, c'est toujours identiquement H2 O. Cette formule schématise l'analyse de la molécule de l'eau en ses atomes élémentaires, ou sa synthèse à partir de ces mêmes atomes. Le physicien n'en demande pas davantage. La philosophie, le roman et la poésie font le trajet inverse allant toujours du simple au complexe, restituant leur éblouissante fraîcheur aux formules parlées de la foule, célébrant l'inépuisable richesse du réel et l'irremplaçable originalité des choses et des êtres — et créent du même coup cette richesse pour notre émerveillement.
Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977.
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