Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592), ESSAIS, Livre II, chapitre XII, «Apologie de Raymond de Sebonde»
Publié le 17/01/2022
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Apologie de Raymond de Sebonde
Il m'a toujours' semblé qu' à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine d'indiscrétion et d'irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne peut se dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. Et l'apparence qui s'offre à nous en ces propositions, il la faudrait représenter plus révéremment et plus religieusement. Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne naissent que du débat de l'interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n'avoir su clairement exprimer les conventions et les traités d'accord des princes. Combien de querelles et combien d'importantes a produit au monde le doute du sens de cette syllabe : hoc ! Prenons la clause que la logique même nous présentera pour la plus claire. Si vous dites : fait beau temps, et que vous dissiez vérité, il fait donc beau temps. Voilà pas une forme de parler certaine? Encore nous trompera-t-elle. Qu'il en soit ainsi, suivons l'exemple. Si vous dites : Je mens, et que vous dissiez vrai, vous mentez donc. L'art, la raison, la force de la conclusion de celle-ci sont pareilles à l'autre : toutefois nous voilà embourbés. Je vois les philosophes pyrrhoniens 2 qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ; car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que, quand ils disent : Je doute, on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au moins ils assurent et savent-ils cela, qu'ils doutent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine, sans laquelle leur humeur serait inexplicable ; quand ils prononcent : J'ignore, ou : Je doute, ils disent que cette propositions s'emporte elle-même, quant et quant3 le reste, ni plus ni moins que la rhubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors quant et quant elle-même. Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation : Que sais-je ? comme je la porte à la devise d'une balance.
Traitant des rapports entre l'homme et la science, Montaigne en vient à examiner la représentation que les êtres se forgent de Dieu. Logique avec son scepticisme généralisé, il engage à manifester la plus grande prudence.
I. Questions
1. Comment comprenez-vous la deuxième phrase du deuxième paragraphe : « La plupart des occasions... «? Quelle fonction revêt-elle dans l'argumentation de Montaigne ? 2. Qu'est-ce qui, selon l'auteur, peut se formuler, ou non, sous forme d'affirmation ? 3. Expliquez pourquoi il faudrait un nouveau langage aux pyrrhoniens. 4. Peut-on identifier les connecteurs logiques qui structurent l'argumentation de Montaigne ?
II. Travaux d'écriture
1. « Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. « Rappelez-vous que Montaigne écrit dans un contexte historique précis puisque la guerre de religion entre catholiques et protestants s'exacerbe. Pensez-vous que cette affirmation est légitime ? Justifiez votre point de vue en cinquante lignes environ. 2. Reprenez la thèse de Montaigne sur les opinions humaines. Appréciez, en une trentaine de lignes, son actualité ou, inversement, son inactualité. 3. D'après ce texte, qu'est-ce que le scepticisme ? Pensez-vous que cette philosophie puisse vous permettre d'adopter une attitude constructive dans la vie ? Justifiez votre réponse en une cinquantaine de lignes.
«
Quelle fonction argumentative revêt-elle ? Elle constitue la thèse de l'auteur.
Question 2: Qu'est-ce qui, selon l'auteur, peut se formuler, ou non, sous forme d'affirmation?
Relevons les affirmations de Montaigne qui constituent la base de son argumentation.
Il énonce sa thèse : « Laplupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes » (l.
10).
Il procède à un constat empirique :«Nos procès ne naissent que du débat de l'interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissancede n'avoir su clairement exprimer les conventions et les traités d'accord des princes » (l.
12 à 15).
Il formule laconclusion logique de son propos : « Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation : Que sais-je?comme je la porte à la devise d'une balance » (l.
40 à 42).Donc, ce qui est sûr et certain, c'est, de manière paradoxale, qu'on ne peut rien affirmer de sûr et certain.Inversement, toute affirmation catégorique contient sa propre réfutation puisqu'elle n'inclut pas sa contradiction.
Question 3: Expliquez pourquoi il faudrait un nouveau langage aux pyrrhoniens.
Les pyrrhoniens sont des philosophes sceptiques : ils ne peuvent pas émettre de proposition affirmative sans tenircompte de son inverse.
Pour eux, la thèse est indissociable de l'antithèse.
Or, selon Montaigne, toute la grammaireest fondée sur le principe de l'affirmation : donc, ceux qui doutent devraient utiliser une autre forme de logique.Pourquoi ? Montaigne donne un exemple précis : dire que l'on doute est une affirmation qui réfléchit sur elle-même.Donc, elle implique aussi sa conséquence : on doute que l'on doute.
Donc, doutera-t-on encore ? Etc.Dans ce texte, Montaigne examine donc les limites de l'argumentation : il montre que le signe ne doit pas renvoyer àlui-même sous peine de s'enfermer dans un cercle vicieux ou tautologie.
Question 4: Peut-on identifier les connecteurs logiques qui structurent l'argumentation de Montaigne ?
L'identification des connecteurs logiques qui structurent l'argumentation de Montaigne doit tenir compte de lapratique de l'asyndète, qui constitue un des procédés du discours polémique, ainsi que de la modalisation dudiscours passant par l'exploitation des marques de l'énonciation, qui représente un procédé propre à la rhétorique del'essai.Identifions ce qui relève de la rhétorique de l'essai.
D'abord s'impose la modalisation du discours passant par lesmarques de l'énonciation : « Il m'a toujours semblé [...] Je ne trouve pas bon...
» (l.
1 et 4).
En modalisant sondiscours, autrement dit en le présentant comme un énoncé particulier assumé par la personne du locuteur,Montaigne prévient toute réfutation de son propre raisonnement puisqu'il ne tombe pas dans l'abus qui consiste àimposer ses opinions à autrui.
La modalisation du discours intervient dans les paragraphes un et trois, qui encadrentle paragraphe proprement argumentatif.Voyons ensuite ce qui caractérise le discours polémique.
Apparaît la pratique de l'asyndète : «Notre parler [...]certaine? » Dans la première phrase, Montaigne commence par énoncer son jugement personnel : toutes les erreursdes hommes viennent de leur mauvais maniement du langage.
Il l'assortit, pour preuve empirique, d'un exemple tiréde l'expérience courante.
Il exploite la fonction conative avec l'emploi des modalités affectives, comme l'exclamation« Combien...
! » (l.
15) ou l'interrogation « Voilà pas...
? » (l.
20) qui constituent un appel à l'évidence ; ainsi quel'impératif «Prenons ».
Il produit alors un premier exemple : on peut dire qu'il fait beau en se référant à un repèreextérieur au discours, autrement dit aux conditions atmosphériques.
Il ne faut donc pas dissocier le signe de sonréférent, de la situation vécue à laquelle il se rapporte et qui lui donne son sens.
Le connecteur logique « encore »,adverbe, marque l'opposition à l'affirmation qui précède.Dans la deuxième phrase, à travers un deuxième exemple, Montaigne se réfère à la pratique du syllogisme, qui est unmodèle rhétorique de raisonnement déductif.
Il veut montrer les contradictions internes du langage : le langage nepeut se prendre lui-même comme objet, il ne peut garantir tout seul sa vérité.
En effet, si un menteur affirme qu'ilment, comment peut-on savoir quand il dit la vérité : quand il dit qu'il ment ? Et s'il ment en disant qu'il ment, est-ce que, pour autant, il dit la vérité ? Il met en perspective les deux exemples : nous avons la même forme mais pasla même relation au référent, puisque, dans le premier exemple, le référent renvoie à la situation vécue alors que,dans le deuxième, il s'identifie au discours lui-même.
Le connecteur logique « toutefois » (l.
24) insiste sur ladifficulté et met en évidence le fait que le langage ne peut se fonder tout seul.Dans la phrase suivante, l'auteur examine le cas particulier des philosophes pyrrhoniens, autrement dit de ceux quine veulent rien affirmer.
Le connecteur logique «car» (l.
27) permet de passer de l'effet à la cause.
L'asyndèteréapparaît avec le rappel de la thèse : « Le nôtre est...
» Le connecteur logique « De façon que » (l.
29), locutionde subordination, introduit une subordonnée conjonctive de concession.
Notons qu'un tel emploi vous vaudrait, surla marge de votre copie, une annotation : « Incorrect » car une phrase doit comporter une principale (inexistanteici) et une subordonnée : cette pratique constitue un développement de la pratique de l'asyndète car la principalese déduit du contexte.
Montaigne met en perspective la pratique des pyrrhoniens et les conclusions logiquesdéduisibles des deux premiers exemples : application directe à la pratique du doute, qui ne peut pas être affirmative.Le connecteur logique « ainsi » (l.
32) contribue à introduire la conclusion.
Montaigne produit une comparaisonconcrète : le doute agit comme la rhubarbe, qui fait sortir du corps les mauvaises humeurs mais qui s'élimine elleaussi par la même occasion.
Le comparé, c'est le doute ; le comparant, la médecine ; le point de comparaisonrenvoie à élimination du mauvais et du remède en même temps..
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