Meursault, héros ou anti-héros?
Publié le 14/08/2014
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Si Camus éprouve ainsi le besoin de revenir sur la figure de Meursault, c'est que l'interprétation qu'on en fournit commande en quelque sorte l'intelligence du roman dans son ensemble. S'il s'astreint à corriger le portrait tracé trop hâtivement par certains critiques, c'est pour interdire à l'interprétation de s'engager sur une fausse route.
Meursault serait-il donc ce Christ moderne qui nous est dépeint? Camus a la prudence de souligner la part d'ironie que cette comparaison contient. Il a la sagesse de rappeler que la vision qu'il nous présente de son personnage n'est peut-être pas la plus exacte mais la plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur. Or, entre les intentions d'un auteur et le texte qui, d'une manière ou d'une autre, en est le produit, un véritable précipice peut exister que vient creuser et travailler le jeu de l'écriture. La question reste donc ouverte de savoir qui est véritablement Meursault.
Meursault, l'anti-héros
Lors de la parution de L'Etranger, il semble que certains critiques s'en soient pris à Meursault, confondant le domaine de l'analyse littéraire et celui du jugement moral. Pour eux, le roman de Camus était vicié car il mettait en scène un personnage pratiquement inexistant, dénué de toute vie intérieure, soumis simplement à la loi de son instinct, basculant dans la sensualité et le crime : une «épave «, en quelque sorte.
En ce sens, L'Etranger devait être lu comme le symptôme de la crise morale que traversait la Nation,
l'un des signes les plus clairs et les plus pervers du « défaitisme « : Meursault incarnait en quelque sorte cet «esprit de jouissance« qui avait conduit la France à sa perte et Camus était coupable de ne pas en appeler dans son livre au « redressement moral «.
Ces critiques font aujourd'hui sourire si elles ne scandalisent pas. Camus en fut indigné et on lit dans ses Carnets le brouillon d'une lettre qu'il projeta un moment d'envoyer à l'un de ses détracteurs. Il déclarait en réponse à un article hostile :
« Vous me prêtez l'ambition de faire réel. Le réalisme est un mot vide de sens. (Madame Bovary et Les Possédés sont des romans réalistes et ils n'ont rien de commun.) Je ne m'en suis pas soucié. S'il fallait donner une forme à mon ambition, je parlerais au contraire de symbole. Vous l'avez bien senti d'ailleurs. Mais vous prêtez à ce symbole un sens qu'il n'a pas, et pour tout dire, vous m'avez attribué gratuitement une philosophie ridicule. Rien dans ce livre en effet ne peut vous permettre d'affirmer que je crois à l'homme naturel, que j'identifie un être humain à une créature végétale, que la nature humaine soit étrangèré à la morale, etc. «
La réaction hostile de la critique contre laquelle s'élève Camus n'éclaire en rien le personnage de Meursault. Elle est, cependant, un signe très clair du caractère inhabituel de ce type de héros dans le paysage romanesque français.
Meursault, en effet, déroute. Il détonne, n'est pas à sa place dans la grande galerie des personnages de roman. Indifférent à toutes choses et surtout à sa propre réussite, il n'a pas cette force de caractère, cette ambition qui poussent jusqu'au sommet — ou jusqu'à la chute — les héros de Balzac ou ceux de Stendhal. Modeste employé de bureau mais sans véritable enracinement de classe, il est presque vide de cette substance sociale qui donne leur sens aux figures inventées par Zola. Privé de toute culture, imperméable à toute forme de tourment psychologique, il est aux antipodes
exactes du narrateur proustien. Il ignore enfin ce face-à-face sordide ou héroïque avec l'Histoire qui fait la grandeur tragique de La Condition humaine ou du Voyage au bout de la nuit.
Que l'on compare maintenant Meursault, non plus avec les « types « de la littérature, mais avec cette image comme instinctive de la psychologie que nous nous faisons tous, et l'impression de malaise ne se dissipera pas. Tous les sentiments qui font ce que l'on tient d'ordinaire pour la nature humaine n'existent pas chez Meursault : l'amour, l'ambition, la dévotion filiale. Non seulement le personnage de Camus ne les éprouve pas mais encore il se refuse à les simuler : il semble indifférent à la disparition de sa mère, reste insensible devant les propositions de promotion que lui soumet son patron ou devant la perspective de son mariage.
C'est par excès, en quelque sorte, que les personnages proustiens échappaient à toute forme de portrait psychologique : les facettes contradictoires d'eux-mêmes qu'ils proposaient au narrateur étaient si nombreuses qu'il devenait illusoire d'espérer en faire la synthèse. Avec Meursault, c'est à l'inverse par défaut que toute analyse du personnage s'avère vouée à l'échec. Sur la fiche signalétique du héros de L'Etran-ger ne peut figurer que cette seule notation : signe distinctif = néant.
Rien ne caractériserait donc Meursault sinon l'absence même de toute caractéristique.
En ce sens, le personnage créé par Camus compte parmi ces anti-héros qui ont fait florès dans le roman contemporain : personnages à l'identité fuyante dont il n'est possible de proposer qu'une définition négative tant ils échappent aux catégories ordinaires de la psychologie. Il est semblable à cet «homme sans qualité« dont Robert Musil a fait le héros de son principal roman.
Héritier du Joseph K. de Kafka, du H.C.E. de Joyce, voire du Frédéric Moreau de Flaubert, Meursault ouvre également la voie à une nouvelle génération de personnages romanesques dont l'identité ira toujours se défaisant davantage. Alain Robbe-Grillet, le théoricien et chef de file du « nouveau roman « ne s'y trompera pas qui, étudiant l'évolution de la littérature contemporaine, se recommandera souvent de l'exemple de L'Etranger. En un passage souvent cité de son livre-manifeste — Pour un nouveau roman —, il décrira ainsi cette nouvelle voie qui s'ouvre à la littérature contemporaine :
«Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
«
l'un des signes les plus clairs et les plus pervers du
«défaitisme» : Meursault incarnait en quelque sorte cet
«esprit de jouissance» qui avait conduit la France à sa
perte et Camus était coupable de ne pas en appeler
dans son livre au «redressement
moral».
Ces critiques font aujourd'hui sourire si elles ne scan
dalisent pas.
Camus en fut indigné et on lit dans ses
Carnets le brouillon d'une lettre qu'il projeta un
moment d'envoyer à l'un de ses détracteurs.
Il déclarait
en réponse à un article hostile :
«Vous me prêtez l'ambition de faire réel.
Le réalisme
est un mot vide de sens.
(Madame Bovary et Les Possé
dés sont des romans réalistes et ils n'ont rien de
commun.) Je ne m'en suis pas soucié.
S'il fallait donner
une forme à mon ambition, je parlerais au contraire de
symbole.
Vous l'avez bien senti d'ailleurs.
Mais vous
prêtez à ce symbole un sens qu'il
n'a pas, et pour tout
dire, vous m'avez attribué gratuitement une philosophie
ridicule.
Rien dans ce livre en
effet ne peut vous per mettre d'affirmer que je crois à l'homme naturel, que
j'identifie un être humain à une créature végétale, que
la nature humaine soit étrangèrè à la morale, etc.»
La réaction hostile de la critique contre laquelle
s'élève Camus n'éclaire
en rien le personnage de Meur
sault.
Elle est, cependant,
un signe très clair du carac
tère inhabituel de ce type de héros dans
le paysage
romanesque français.
Meursault, en effet, déroute.
Il détonne, n'est pas à
sa place dans la grande galerie des personnages de
roman.
Indifférent à toutes choses et surtout à sa pro
pre réussite,
il n'a pas cette force de caractère, cette
ambition qui poussent jusqu'au sommet -ou jusqu'à
la chute -les héros de Balzac ou ceux de
Stendhal.
Modeste employé de bureau mais sans véritable enraci
nement de classe,
il est presque vide de cette substance
sociale qui donne leur sens aux figures inventées par
Zola.
Privé de toute culture, imperméable à toute
forme de tourment psychologique,
il est aux antipodes.
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