« Messieurs,... leurs doigts se confondirent. » - 2e partie, chapitre VIII - Madame Bovary de Flaubert
Publié le 16/01/2020
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M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien, peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes ; endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Etait-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure.
— Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.
Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
« Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.
— Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
— Savais-je que je vous accompagnerais ?
« Soixante et dix francs ! »
— Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.
« Fumiers. »
— Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »
— Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet.
« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
— Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.
« Pour un bélier mérinos… »
— Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.
« À M. Belot, de Notre-Dame… »
— Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ?
« Race porcine, prix ex æquo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
— Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent.
« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua le président.
Il se hâtait :
« Engrais flamand, – culture du lin, – drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques. »
Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent.
Le départ de Léon avec lequel elle entretenait une liaison platonique laisse Emma désemparée. L’abbé Bournisien, incapable de comprendre sa détresse, ne lui apporte pas le réconfort spirituel espéré (2e partie, VI). C’est dans ce contexte psychologiquement difficile qu’Emma fait par hasard la connaissance de Rodolphe Boulanger. Celui-ci la trouve jolie, perçoit immédiatement son malêtre et ses désillusions conjugales. Homme à femmes, il décide de la séduire (2e partie, VII). Les Comices lui en fournissent bientôt l’occasion.
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