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MÉRIMÉE Prosper : sa vie et son oeuvre

Publié le 24/11/2018

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MÉRIMÉE Prosper (1803-1870). Narré, mis en scène ou représenté — à plus forte raison vécu —, le destin effraie Prosper Mérimée. L’homme comme l’écrivain répugne à suivre tout ce qui est tracé de manière absolument rectiligne, à assumer le poids entier de ses engagements, à pousser chaque entreprise jusqu’à son total accomplissement. L'œuvre tout entière traduira cette hésitation persistante, refusant de boucler la geste de ses mythes, de définir les formes de son art, de trancher les incertitudes qu’elle développe. Personnage ou narrateur, au moment de conclure, d'affirmer ou de révéler, se dérobent ou s'anéantissent.
 
Je, il
 
Au-dessus de toutes les manières possibles d’être ou de paraître, Mérimée semble toujours placer celles que lui prête la mystification. Le véritable auteur du Théâtre de Clara Gazul aime la quiétude qu’on goûte à l’abri d’un masque ou d’un pseudonyme [voir Mystification littéraire]. Écrire et exister comme un être unique, voilà ce qu’il ne saurait assumer, car, pour lui, la personne ne peut vivre sans se fragmenter dans la multitude de ses désirs; le personnage ne devient racontable qu’au prix de ses métamorphoses, de ses reniements, de sa dispersion dans les ombres des choses de sa quête. Les Ames du purgatoire (1834) promeuvent en don Juan l’image d’un héros hétérogène en son essence : « J’ai tâché de faire à chaque don Jaan la part qui lui revient dans leur fonds commun de méchancetés et de crimes »..., déclare le narrateur pour situer son personnage dans les innombrables et contradictoires traditions de sa légende. Sa vérité luciférienne, écrite et proférée sur le mode dérisoire d’une inscription funéraire (« Aqui yace el peor hombre que fué en el mundo »), le héros a depuis longtemps renoncé à s’y tenir.
 
Quant au narrateur, après avoir pris une distance ironique vis-à-vis de la confusion érudite qui a canonisé les images dont il joue, il met en place, à la faveur d’un étourdissant ballet pronominal où je, il. on et vous s’intervertissent à loisir, une instance aussi problématique que le personnage lui-même : le lecteur, qui peut encore bouleverser les choix de l’écrivain au gré de son humeur, de son tempérament : « Mergy se consola-t-il? Diane prit-elle un autre amant? Je le laisse à décider au lecteur, qui, de la sorte, terminera toujours le roman à son gré » {Chronique du règne de Charles IX).
 
Personne et personnage, en somme, paraissent subir une crise rigoureusement analogue, toujours dépassés par leurs options, fragmentés, déchirés dans leurs êtres, moins désireux, à coup sûr, d’accomplir ce qu’ils entreprennent que de conjurer les représentations imaginaires qu’ils en projettent, d’échapper à une mission qui les écrase et les condamne. Le thème de la « vision » prémonitoire, menaçante, barrant à l’horizon du héros tous les chemins de la révolte ou du bonheur prend alors une place prépondérante, et ses nombreuses récurrences dans le corps de l’œuvre sont bien là pour en témoigner. Image énigmatique et obsédante, apparition surnaturelle
 
ou simple rencontre, hasard significatif, coïncidence troublante et fondatrice de doutes, d’interrogations sans trêve : quelle que soit sa forme, la vision replonge le personnage dans ses ténèbres initiales, le forçant à se renier, à revenir sur lui-même, à ne plus exister que pour se raconter, s’offrir comme sujet de récit.
 
Ainsi don Juan, hanté depuis son enfance par l’effrayant tableau des Ames du purgatoire, « faisant le récit de chacun de ses crimes ». Ainsi Charles XI, oubliant son pouvoir d’autocrate pour s’investir tout entier dans l’humble relation de sa « vision » : « Et si ce que je viens de relater, dit le roi, n’est pas l’exacte vérité, je renonce à tout espoir d’une meilleure vie, laquelle je puis avoir méritée pour quelques bonnes actions, et surtout pour mon zèle à travailler au bonheur de mon peuple, et à défendre la religion de mes ancêtres » {Vision de Charles XI).
 
Narrateur et personnage finissent par habiter le même non-être textuel, à la lisière des faits, plus présents pour la syntaxe que pour les événements.
 
Sans cesse épouvantée par le fantasme de ce qu’elle pourrait ou aurait pu être, la conscience se réfugie dans l’univers narratif comme dans un espace balisé dont elle connaît et éprouve les limites sécurisantes, où tout contribue à neutraliser, contrôler, domestiquer les mythes à l’intérieur de vérités admissibles et récupérables, épurées et socialisées. Colomba n’atteindra jamais à l’incestueuse fureur d’une Electre, Miss Lydia vient à point pour le lui interdire et ramener Orso de la tragédie à l’idylle. Tout à la fois fasciné et repoussé par son autre, dont l’espace littéraire lui tend perpétuellement l’image, double ou simulacre, le personnage de Mérimée demeure prisonnier de hantises dont il ignore comment se libérer, s’il faut les assouvir ou les exorciser.
 
Pour le héros comme pour le narrateur, pour l’écrivain lui-même, l’autre apparaît le plus souvent sous les traits d’une femme au rayonnement subjuguant, mais démoniaque et dévastatrice; une féminité satanique en laquelle on brûle de se perdre, mais dont on n'ose jamais revendiquer pleinement la passion dévorante, la magie créatrice, l’impérieuse supériorité. Clara Gazul, l’actrice aux prunelles de feu, auteur prétendu des œuvres dramatiques de Mérimée, n’est finalement que le prototype de Mariquita {Une femme est un diable), de la Périchole {le Carrosse du Saint Sacrement), de Colomba, de Carmen et d’autres terribles Vénus marquées au front de l’inquiétant « Cave amantem ».
 
Un siècle plus tôt, Des Grieux hésitait entre la sérénité de l’âme d’un Tiberge et les félicités terrestres promises par Manon. Voilà Mérimée récrivant sa Régence, érigeant en art son incertitude, tandis qu’autour de lui les doctrines s’affermissent, les genres se fondent, l’histoire impose des choix. Longtemps après que Marion Delorme a triomphé, Carmen doit encore expier.
 
Poétique de l'inachèvement
 
Entrer dans une telle œuvre revient à accepter l’indécision pour règle : c’est la nouvelle qui va bâtir l’essentiel de la gloire de Mérimée. A y regarder de près, on constate qu’elle participe plus d’une hésitation sur les formes que d’un parti pris esthétique. Tantôt dramaturge, tantôt conteur, l’écrivain paraît user indifféremment des ressources de la mise en scène ou de l’économie du récit.
 
Habile à nouer des combinaisons dramatiques serrées, pleines de vivacité et strictement découpées, donnant sa mesure dans la saynète (le Carrosse du Saint Sacrement) plutôt que dans l’acte, Mérimée, de même, ne semble appréhender le matériau narratif que sous la forme de séquences signifiantes, de courts chapitres jouant de toute la magie de l’ellipse, rigoureusement enfermés dans le temps des « faits », dans l’espace des « scènes » et dans le strict dénombrement des présences des « rôles » indispensables :
 
« Par une belle matinée d’avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa fille mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de Pise en calèche... » (Colomba, xxi).
 
Si l’on remarque encore le goût manifesté par l’écrivain pour les formes « défaites » — lettres (Lettres d'Espagne)', chroniques (Chronique du règne de Charles IX), assez comparables aux hybrides « scènes historiques » conçues par Vitet — ou éclatées — brouillons romanesques fragmentés en une poussière de chapitres, tantôt pointilleusement numérotés, tantôt séparés par des blancs (Arsène Guillot, la Double Méprise...) —, force est d’admettre que l’œuvre s’obstine en des états suggérant toujours son inachèvement.
 
Rarement résolues, au moins en apparence, les crises restent le plus souvent ouvertes, à la faveur de dénouements ambigus, où l’indécision n’est jamais un accident de l’art mais sa substance même. Tout est réuni, dans la Vénus d'Ille, pour que le fantastique ne parvienne pas à l’emporter sans conteste sur le vraisemblable. « Nous en restons au “semble” et n’atteignons jamais à la certitude », note judicieusement Todorov. De même, la Partie de trictrac peut se conclure sans que soit élucidée la moindre énigme : « Je ne pus savoir comment mourut le pauvre lieutenant Roger ».
 
Dès lors que la raison, la morale, les normes vacillent, l’auteur ne conçoit pas de meilleure façon d’endiguer ces dérèglements que le renoncement à tout ce qui leur a donné corps, minant ce qu’il a édifié pour en conserver la maîtrise.
 
Les passions ont tout pour inquiéter Mérimée. Ce vol-tairien bourgeois a tôt fait de contenir tout épanchement du cœur, toute aventure de l’esprit dans les bornes d’un néo-classicisme de bon aloi. L’impétuosité de ses plus romanesques créatures se trouvera à tout moment bridée par un efficace système de notations ironiques, d’apartés lourds de jugements, de révélations violant aux moments opportuns l’intimité des consciences et refoulant leurs élans. Carmen, héroïne dont Bizet saura exalter toute la ferveur anticonformiste, se voit soigneusement exorcisée par Mérimée, qui insiste sur chaque élément capable de souligner sa marginalité — sa particularité ethnique, notamment; qui fait artificiellement de José, promu narrateur, un sujet, quand il n’a jamais cessé d’être objet; qui ne saurait avoir la conscience en repos avant d’avoir banalisé le sortilège de la séduction de sa sémillante bohémienne : « Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne; et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir réfléchi ».
 
Au théâtre, Mérimée excelle dans le huis clos. Exilés dans un lieu coupé du reste du monde, en marge du temps, évoluant dans un espace imaginaire jalousement calfeutré au plus lointain des poncifs de l’exotisme (l'Amour africain), oubliés dans une île où la raison ignore ce que l’histoire les envoie faire (les Espagnols en Danemark), figés dans les étroites limites d’une situation
 
dramatique symbolique et conventionnelle — d’un procès, par exemple (Une femme est un diable) —, les personnages épuisent toutes leurs virtualités au sein d’un ailleurs, d’un là-bas radicalement hermétique. Tandis qu’ils se consument dans leur vérité d’un jour et d’un lieu, seul l’auteur parvient à s’échapper, à aller et venir librement de la fiction à la réalité, de Tailleurs à l’ici. Tantôt voyageur et témoin, fondant en souvenirs et en clichés les drames qu’il traverse, tantôt savant érudit et raisonneur, autopsiant les choses, préférant les connaître par leurs vestiges plutôt que par expérience vécue (Carmen, la Vénus d'Ille), l’écrivain ramène de chacune de ses descentes aux enfers de la passion la certitude tranquille d’un présent à jamais affranchi des désordres : « Il est curieux, ce me semble, de comparer ces mœurs avec les nôtres et d’observer dans ces dernières la décadence des passions énergiques au profit de la tranquillité et peut-être du bonheur » (Chronique du règne de Charles IX, Préface).
 
Béante de son inachèvement ou étouffée par ses propres structures, l’œuvre proclame à tout moment la préoccupation majeure de Mérimée : au-dessus de la cohérence de l’univers littéraire, il importe de placer la nécessité d’un retour toujours possible à l’ordre, à la norme, au réel. L’étrange ne doit faire courir au quotidien qu'un risque calculé. N'ayant d’autre ambition que de permettre à notre paisible banalité de s’éprouver un instant dans les délicieux vertiges de l’insolite, le texte autorise le lecteur à se cramponner dès qu’il le désire à l’intime protecteur qui accompagne et guide fidèlement ses pas, l’auteur, qui a vite fait de rééquilibrer les choses dans leur relativité et de soumettre les pires délires à l’aune de la froide raison et de l’objective connaissance : « En voilà bien assez pour donner aux lecteurs de Carmen une idée avantageuse de mes études sur le romani. Je terminerai par ce proverbe qui vient à propos : En retudi panda nasti abela macha. En close bouche, n’entre point mouche ».
 
Inachevée, d’une façon ou d’une autre, l’œuvre se résout à l’être, dès lors qu’il est urgent de couper les ponts entre le passé qu'elle raconte et le présent qui la lit.
 
Un romantisme?
 
Bâti pour la dérision, l’univers de Mérimée laisse toujours planer sur la moindre envolée sublime un soupçon narquois. On ne s’étonnera pas d’y trouver les éléments constitutifs et traditionnels de l’épique singulièrement dévalués. Héros fatigué, traînant sa demi-solde comme une malédiction, mal éveillé dans une vie civile encore plus fertile en surprises et en fureurs que la plus mouvementée des campagnes (Orso), soldat déclassé, égaré dans le monde de la passion, où la chiquenaude d’une cigarière suffit à le faire crouler de toute la hauteur de son orgueil et de ses pâles ambitions (José), les personnages rencontrent le narrateur déjà dépouillés de tout le prestige dont les auréolait la fiction. Le malentendu qui pousse le colonel Nevil à honorer Orso du grade de « caporal » bafoue tout à la fois le lieutenant de Waterloo, le chef de clan corse, et même l’idole qu’il révère encore, dont il croyait partager la gloire, et qui l'anéantit, de fait, dans sa chute : Napoléon, le « Petit Caporal ». Quand le narrateur de Carmen croise enfin la route du « fameux bandit nommé José-Maria, dont les exploits étaient dans toutes les bouches », et qu’il découvre « ce héros » dont il admirait la « bravoure et la générosité », il remarque désabusé : « C’était un voyageur comme moi, moins archéologue seulement » (Carmen, I).
 
Stendhal n’aurait peut-être pas désavoué ces figures évanescentes, incapables d’aller jusqu’au bout de leurs quêtes, gaspillant leur destinée au lieu de l’accomplir, intimidées par leurs désirs aussi bien que par leurs actes, contraintes enfin d’être les bourreaux de leurs rêves, de détruire ce en quoi elles ont cru, de tuer ce qui les faisait espérer, convoiter et agir. Mais si Julien Sorel n’est pas allé au terme d’une seule de ses promesses, il en tient mille autres par son échec. L’héroïsme romanesque d’une Mathilde ou d’une Sanseverina est toujours prêt à relever de leur ruine les rêves de grandeur des hommes qui ne voyaient en elles que des objets ou des moyens. L’inachèvement stendhalien, en somme, est peut-être moins lourd pour qui échoue, plus inquiétant pour tout ce qui triomphe.
 
Rien de tel chez Mérimée, où l’œuvre, close ou ouverte, se trouve toujours conçue comme forme résolutive. Dans le conflit où il s’est fourvoyé, le personnage est soudain confronté à des choix trop grands pour lui, et sommé de se hausser aux dimensions de l’autre. Le fantastique, au demeurant, réside presque tout entier dans le mode d’existence propre de l’autre et dans la terreur qu’inspire cette image de ce qu’on ne peut se résoudre à être, à élire, à aimer ou à conquérir comme un nouveau soi-même.
 
Ne sachant plus être un avec sa hantise s’il ne lui cède ni ne parvient à l’abolir, le héros doit à toute force se précipiter dans un acte capable de mettre fin à ses épreuves, de le ramener au moins à l’indifférente quiétude du néant de ses origines. L’odyssée lamentable de Tamango est tout entière dominée par cette loi : roitelet pétri de vanité et d’inconsistance, le rôle de chef rebelle que le hasard lui offre, au lieu de le transfigurer, le révèle dans toute sa médiocrité. Au terme de son aventure, il n'est plus qu’« un nègre si décharné et si maigre qu’il ressemblait à une momie ». Il n’a qu’à s’alléger du peu de
 
substance qui lui reste, son récit, pour gagner le droit d’assumer sa nullité (Tamango).
 
Arrêté dans sa course, le héros stendhalien laisse la conviction qu’il aurait pu poursuivre son envol si le monde ne lui avait fixé des bornes. Chez Mérimée, le personnage n’abdique qu’au moment où il se reconnaît lui-même limité, fini en son être, dépassé par l’infinité des choses qui se dérobent à son contrôle et à son expérience.
 
Seul le narrateur paraît toujours conscient du caractère dérisoire et décevant de toute recherche de l’absolu. Lui qui n’a cure de régner sur les choses, se contentant, sous l’identité commode du savant polyglotte ou du philologue, de répertorier les mots comme autant de vestiges des faits, d’en déchiffrer par bribes la ténébreuse syntaxe, de s’initier à l’étrange en commençant par en balbutier les idiomes de prédilection : latin (la Vénus dTlle), romani (Carmen), corse (Colomba) ou lituanien (Lokis).
 
Une créature de Manzoni ou de Hugo n’a besoin que d’elle-même pour savoir dès le début ce que comporte de désespéré sa recherche. Sa chute ne l’abaisse jamais au-dessous de ce qu’elle n’a pu atteindre. Lokis, au contraire, se croyait un homme. Son histoire n’est fantastique que sur le fond de cette méprise qu’il fait partager au lecteur avant que le docte professeur ne la dissipe totalement : il n’a jamais cessé d’être animal; Lokis veut dire « ours », « ce n’est pas un nom d’homme », et, on aurait dû le noter, « pas un seul des personnages ne s’appelle ainsi ». Plat travestissement de notre bon vieux loup-garou? Pas même : on cherchait un personnage, et il n’existait pas. Lokis, dernière œuvre de Mérimée, tend ainsi à achever un système où se tramait depuis toujours la mort du personnage comme entité problématique et autonome.

« tiel de la gloire de Mérimée.

A y regarder de près, on constate qu'elle participe plus d'une hésitation sur les formes que d'un parti pris esthétique.

Tantôt dramaturge, tantôt conteur, J'écrivain paraît user indifféremment des ressources de la mise en scène ou de l'économie du récit .

Habile à nouer des combinaisons dramatiques serrées, pleines de vivacité et strictement découpées, donnant sa mesure dans la saynète (le Carro sse du Saint Sacrement) plutôt que dans 1' acte, Mérimée, de même, ne semble appréhender le matériau narratif que sous la forme de séquences signifiantes, de courts chapitres jouant de toute la magie de l'ellipse, rigoureusement enfermés dans le temps des «faits», dans l'espace des «scènes» et dans le strict dénombrement des présences des « rôles » indispensables : « Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa fille mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de Pise en calèche ...

» (Colomba, XXI).

Si l'on remarque encore le goOt manifesté par l'écri­ vain pour les formes « défaites » -lettres (Lettres d'Es­ pagne); chroniques (Chronique du règne de Charles IX), assez comparables aux hybrides « scènes historiques » conçues par Vitet -ou éclatées -brouillons romanes­ ques fragmentés en une poussière de chapitres, tantôt poi nti lleusement numérotés, tantôt séparés par des blancs (Arsène Guillot, la Double Méprise ...

) -, force est d'admettre que l'œuvre s'obstine en des états suggé­ rant toujours son inachèvement.

Rarement résolues, au moins en apparence, les crises restent le plus souvent ouvertes, à la faveur de dénoue­ ments ambigus, oi:t l'indécision n'est jamais un accident de l'art mais sa substance même.

Tout est réuni, dans la Vénus d'Ille, pour que le fantastique ne parvienne pas à l'emporter sans conteste sur le vraisemblable.

« Nous en restons au "semble" et n'atteignons jamais à la certi­ tude», note judicieusement Todorov.

De même, la Par­ tie de trictrac peut se conclure sans que soit élucidée la moindre énigme : « Je ne pus savoir comment mourut le pauvre lieutenant Roger».

Dès lors que la �aison, la morale, les normes vacillent, l'auteur ne conçoit pas de meilleure façon d'endiguer ces dérèglements que le renoncement à tout ce qui leur a donné corps, minant ce qu'il a édifié pour en conserver la maîtrise.

Les passions ont tout pour inquiéter Mérimée.

Ce vol­ tairien bourgeois a tôt fait de contenir tout épanchement du cœur, toute aventure de l'esprit dans les bornes d'un néo-classicisme de bon aloi.

L'impétuosité de ses plus romanesques créatures se trouvera à tout moment bridée par un efficace système de notations ironiques, d'apartés lourds de jugements, de révélations violant aux moments opportuns l'intimité des consciences et refoulant leurs élans.

Carmen, héroïne dont Bizet saura exalter toute la ferveur anticonformiste, se voit soigneusement exorcisée par Mérimée.

qui insiste sur chaque élément capable de souligner sa marginalité -sa particularité ethnique, notamment; qui fait artificiellement de José, promu nar­ rateur, un sujet, quand il n'a jamais cessé d'être objet: qui ne saurait avoir la conscience en repos avant d'avoir banalisé le sortilège de la séduction de sa sémillante bohémienne : «Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne; et de contrebandier on devient voleur avant d'avoir réfléchi».

Au théâtre, Mérimée excelle dans le huis clos.

Exilés dans un lieu coupé du reste du monde, en marge du temps, évoluant dans un espace imaginaire jalousement calfeutré au plus lointain des poncifs de l'exotisme (l'Amour africain), oubliés dans une île où la raison ignore ce que l'histoire les envoie faire (les Espagnols en Danemark), figés dans les étroites limites d'une situation dramatique symbolique et conventionnelle- d'un pro­ cès, par exemple (Une femme est un diable) -, les per­ sonnages épuisent toutes leurs virtualités au sein d'un ailleurs, d'un là-bas radicalement hermétique.

Tandis qu'ils se consument dans leur vérité d'un jour et d'un lieu, seul l'auteur parvient à s'échapper, à aller et venir librement de la fiction à la réalité, de l'ailleurs à 1 'ici.

Tantôt voyageur et témoin, fondant en souvenirs et en clichés les drames qu'il traverse, tantôt savant érudit et raisonneur, autopsiant les choses, préférant les connaî'tre par leurs vestiges plutôt que par expérience vécue (Car­ men, la Vénus d'Ille), l'écrivain ramène de chacune de ses descentes aux enfers de la passion la certitude tran­ quille d'un présent à jamais affranchi des désordres :« Il est curieux, ce me semble, de comparer ces mœurs avec les nôtres et d'observer dans ces dernières la décadence des passions énergiques au profit de la tranquillité et peut-être du bonheur» (Chronique du règne de Charles IX, Préface).

Béante de son inachèvement ou étouffée par ses pro­ pres structures, l'œuvre proclame à tout moment la préoccupation majeure de Mérimée : au-dessus de la cohérence de l'univers littéraire, il importe de placer la nécessité d'un retour toujours possible à l'ordre, à la norme, au réel.

L'étrange ne doit faire courir au quoti­ dien qu'un risque calculé .

N'ayant d'autre ambition que de permettre à notre paisible banalité de s'éprouver un instant dans les délicieux vertiges de l'insolite, le texte autorise le lecteur à se cramponner dès qu'il le désire à l'intime protecteur qui accompagne et guide fidèlement ses pas, l'auteur, qui a vite fait de rééquilibrer les choses dans leur relativité et de soumettre les pires délires à l'aune de la froide raison et de l'ob jective connaissance : > dont il admirait la « bravoure et la générosité », il remarque désabusé :. »

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