MÉMOIRES & LTTERATURE
Publié le 24/11/2018
Extrait du document
LES MÉMOIRES. Faculté de rappeler à la conscience l’idée ou l’image des perceptions passées, « Mémoire » (emprunt au latin memoria) est attesté en ancien français dès le XIe siècle. A partir du xive siècle se développe, avec le genre masculin, une série de sens dérivés et métonymiques : exposé d’une cause, plaidoyer écrit, récapitulation de dépenses, dissertation sur des points d’érudition et de littérature, et, au pluriel, au xvie siècle, « relation des faits particuliers pour servir à l’histoire » (Littré). Les mémoires se distinguent ainsi du journal intime et de l’autobiographie (centrés sur la formation et les aventures d’un individu singulier), et de l’histoire générale qui recherche et expose des faits passés d'importance collective, en visant à l’objectivité. Ils se produisent avec des appellations variées (Souvenirs sur, Histoire de ma vie, Chronique de, Mémorial, etc.).
Un témoin se souvient et raconte. Actes limpides, en apparence : chronique naïve, histoire naissante. Mais le lecteur y soupçonne de la rouerie : un expédient pour écrivain à court d’idées, un coup de publicité pour politicien en voie d’oubli, un lifting médiatique pour star entre deux âges. En une critique instinctive (il y entre de la jalousie, du bon sens, et une sorte d’épistémologie implicite), il soupèse et démonte les mobiles du mémorialiste : vanité, narcissisme, partis pris, mensonges, silences; il lit « en creux » les omissions, les glissements, les insinuations; il juge la sincérité et la fiabilité du récit, à moins que ne le séduise le charme des évocations et des mots.
Variété et invariance
Une production presque millénaire de mémoires en langue française s’appréhende mal sous l’invocation d’un genre; les œuvres singulières apparaissent plutôt comme les raies multicolores d’un spectre largement ouvert : une même impulsion mémorielle, illumination d’une durée disparue, effort d’une conscience contre l’oubli, se traduit en formes ambiguës et composites. Quels critères présideraient à leur classement? Quantitatifs, qualitatifs (comme la zone temporelle embrassée : une « affaire », une campagne militaire, toute une vie), chronologiques (dates de rédaction, de publication, écart entre les deux, avec la distinction des mémoires du vivant et des mémoires posthumes). Si on laisse toute la diversité des tempéraments, des rôles historiques actifs ou passifs, des domaines traversés, et si on se borne à des caractéristiques formelles du « message », on peut discerner des directions et des tendances qui indiquent à la fois des limites et des espèces ultérieures plus radicales et plus pures : le pôle discontinu, peu organisé, où faits et scènes se juxtaposent; si l’objectivité domine, le recueil d’anecdotes, de curiosités, ou le reportage sont proches; ainsi dans les Historiettes (1657-1659) de Tal-lemant des Réaux, « petits mémoires » en ordre chronologique sur des personnages piquants ou scandaleux. Donner l’impression de pure factualité mémorable peut avoir un impact considérable : le Mémorial (1823) de Las Cases sur Napoléon à Sainte-Hélène, avec sa naïveté (calculée), son hagiographie populiste frappe toute une génération déçue. Quand la subjectivité l’emporte et que la succession des jours vécus, trame répétitive, fractionne le souvenir, le journal, même s’il se contente de «photographier» l’événement — comme le Journal d'un bourgeois de Paris (xve siècle), ou le Journal (1684-1709) de Dangeau sur la cour de Louis XIV —, impose comme médiation presque palpable la personnalité d’un spectateur qui, bientôt, voudra livrer ses sentiments et ses idées en un journal intime [voir Journal intime]. Abandonner les contraintes de la chronologie au profit d’un parcours géographique ou de regroupements thématiques aboutit aux Antimémoires (1967) d’André Malraux (qui s’ouvrent sur une vive critique des confessions) ou au Temps immobile (à partir de 1975) de
Claude Mauriac. Si le mémorialiste choisit l’organisation et la continuité pour échapper à une atomisation du temps en instantanés ou en fulgurations fugitives, objectif, il tend à rejoindre l’histoire générale consacrée au devenir d’une collectivité (qu’il élimine le pittoresque, le vécu, au profit de l’enchaînement explicatif des faits politiques et militaires, comme Villehardouin, ou qu’il déploie un brillant théâtre cérémoniel et chevaleresque, comme La Marche); subjectif, il frôle l’autobiographie : depuis le xvme siècle, l’émergence d’un individualisme de plus en plus intransigeant et le développement exponentiel d’une histoire générale qui prend en charge la factualité concourent à intérioriser les mémoires et à les rendre parfois indiscernables de la confidence; l’acteur historique, éclairant alors les racines psychologiques et les finalités de ses décisions, lie sa propre formation à la construction d’une œuvre et à la réalisation d’un idéal [voir Autobiographie]. Ces directions peuvent coexister dans une même œuvre, et les limites se transgresser : quand le critique dramatique Henry Bauer, dans ses Mémoires d'un jeune homme (1895), évoque la Commune et la déportation en Nouvelle-Calédonie, l’autobiographe cède la place au mémorialiste; les Mémoires de Richelieu (publiés en 1823) sont un recueil de pièces disparates, avec des éléments pour une « histoire du règne de Louis XIII », complété par des compilateurs. Mémorialiste « rentré », Stendhal disperse dans son Journal, ses Souvenirs d'égotisme, son Journal d'un touriste, ses romans autobiographiques, des fragments de mémoires outrepassés ou abandonnés. Ainsi le terme désigne souvent des agrégats instables, incohérents, où sommeillent, telles des chrysalides, des virtualités de confessions intimes, de fictions, et de récits historiques moins partiaux.
L’acte de mémoire, toutefois, oppose sa constance obstinée à ce kaléidoscope de formes. Après des jours exceptionnels, des commotions politiques, des séismes sociaux, des conquêtes épiques — les guerres de Religion, la Fronde, les révolutions, les croisades, les règnes de Louis XIV ou de Napoléon... —, dans un calme retrouvé où s’épanouit la nostalgie des grandes heures disparues, un ancien protagoniste désœuvré, un spectateur désormais oisif ou secrètement dissident, compensent leur vacuité ou leur ennui par la remémoration. Alexis de Tocqueville, rendu à la vie privée par le second Empire, veut graver « les traits confus qui forment la physionomie indécise » du passé immédiat :
« Éloigné momentanément du théâtre des affaires et ne pouvant même me livrer à aucune étude suivie, à cause de l'état précaire de ma santé, je suis réduit, au milieu de ma solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à envisager autour de moi les événements contemporains dans lesquels j'ai été acteur ou dont j'ai été témoin ».
Double mouvement d’immortalisation : un sujet immobilise pour la postérité les instants labiles; il échappe à la précarité de l’éphémère en s’imposant comme accès individualisé à la massivité du passé collectif; misant sur la nécrophilie et le vampirisme des futurs lecteurs, il lutte contre la seconde mort que serait l’érosion de son renom ou l’amnésie du futur. Au-delà des raisons alléguées pour justifier l’entreprise — connaissance, leçons, exemple —, le mot même (« Et moi? Mais moi? ») dit la protestation contre une injustice pressentie : au théâtre des grands et des moyens hommes, l’innombrable public est volatil et rotatif. Mais ce moi lui-même est crucifié par le temps : il se bâtit en un dialogue entre l’écrivain qui raconte, et l’incertaine image anamnésique d’un je ancien, reconstitué ou constitué, acteur et contemplateur, scindé entre une extériorité et une profondeur spirituelle. Le mémorialiste interroge des traces indécises, suscite la réminiscence jusque-là inhibée, éveille l’impression endormie, s’aide de notes, de lettres, de carnets ou de journaux, voire d’autres mémoires. Les œuvres sont filles d'une mémoire; elles en reflètent les lacunes, les carences, le flou, les « artiali-sations » plus ou moins volontaires.
Mémoires et histoire
La sévère Clio voit cette alchimie avec méfiance. Hantée par un idéal de connaissance universelle, affectivement neutre — celle du « démon de Laplace » qui sait, pénètre et prévoit tout —, elle déprise la partialité, la myopie, la passion des souvenirs personnels. Les « types idéaux » de l'histoire et des mémoires s’opposent : les relations concrètes entre le genre et le sous-genre nuancent et compliquent cet antagonisme familial.
«
dès
le xr• siècle.
A partir du x1v• siècle se développe,
avec le genre masculin, une série de sens dérivés et
métonymiques: exposé d'une cause, plaidoyer écrit,
récapitulation de dépenses, dissertation sur des points
d'érudition et de littérature, et, au pluriel, au xvr• siècle,
«relation des faits particuliers pour servir à l'histoire»
(Littré).
Les mémoires se distinguent ainsi du journal
intime et de l'autobiographie (centrés sur la formation et
les aventures d'un individu singulier), et de l'histoire
générale qui recherche et expose des faits passés d'im
portance collective, en visant à 1' objectivité.
Ils se pro
duisent avec des appellations variées (Souvenirs sur,
Histoire de ma vie, Chronique de, Mémorial, etc.).
Un témoin se souvient et raconte.
Actes limpides, en
apparence : chronique naïve, histoire naissante.
Mais le
lecteur y soupçonne de la rouerie : un expédient pour
écrivain à court d'idées, un coup de publicité pour politi
cien en voie d'oubli, un lifting médiatique pour star entre
deux âges.
En une critique instinctive (il y entre de la
jalousie, du bon sens, et une sorte d'épistémologie impli
cite), il soupèse et démonte les mobiles du mémorialiste :
vanité, narcissisme, partis pris, mensonges, silences; il
lit «en creux » les omissions, les glissements, les insi
nuations; il juge la sincérité et la fiabilité du récit, à
moins que ne le séduise le charme des évocations et des
mots.
Variété et invariance
Une production presque millénaire de mémoires en
langue française s'appréhende mal sous 1' invocation
d'un genre; les œuvres singulières apparaissent plutôt
comme les raies multicolores d'un spectre largement
ouvert : une même impulsion mémorielle, illumination
d'une durée disparue, effort d'une conscience contre
l'oubli, se traduit en formes ambiguës et composites.
Quels critères présideraient à leur classement? Quantita
tifs, qualitatifs (comme la zone temporelle embrassée :
une «affaire», une campagne militaire, toute une vie),
chronologiques (dates de rédaction, de publication, écart
entre les deux, avec la distinction des mémoires du
vivant et des mémoires posthumes).
Si on laisse toute la
diversité des tempéraments, des rôles historiques actifs
ou passifs, des domaines traversés, et si on se borne à
des caractéristiques formelles du « message», on peut
discerner des directions et des tendances qui indiquent à
la fois des limites et des espèces ultérieures plus radica
les et plus pures : le pôle discontinu, peu organisé, où
faits et scènes se juxtaposent; si 1' objectivité domine, le
recueil d'anecdotes, de curiosités, ou le reportage sont
proches; ainsi dans les Historiettes ( 1657-1659) de Tal
lemant des Réaux, « petits mémoires » en ordre chrono
logique sur des personnages piquants ou scandaleux.
Donner l'impression de pure factualité mémorable peut
avoir un impact considérable: le Mémorial (1823) de
Las Cases sur Napoléon à Sainte-Hélène, avec sa naïveté
(calculée), son hagiographie populiste frappe toute une
génération déçue.
Quand la subjectivité l'emporte et que
la succession des jours vécus, trame répétitive, frac
tionne le souvenir, le journal, même s'il se contente de
«photographier» l'événement -comme le Journal
d'un bourgeois de Paris (xv• siècle), ou le Journal
(1684-1709) de Dangeau sur la cour de Louis XIV-,
impose comme médiation presque palpable la personna
lité d'un spectateur qui, bientôt, voudra livrer ses senti
ments et ses idées en un journal intime [voir JouRNAL
INTIME].
Abandonner les contraintes de la chronologie au
profit d'un parcours géographique ou de regroupements
thématiques aboutit aux Antimémoires ( 1967) d'André
Malraux (qui s'ouvrent sur une vive critique des confes
sions) ou au Temps immobile (à partir de 1975) de Claude
Mauriac.
Si le mémorialiste choisit l'organisa
tion et la continuité pour échapper à une atomisation
du temps en instantanés ou en fulgurations fugitives,
objectif, il tend à rejoindre l'histoire générale consacrée
au devenir d'une collectivité (qu'il élimine le pittores
que, le vécu, au profit de l'enchaînement explicatif des
faits politiques et militaires, comme vmehardouin, ou
qu'il déploie un brillant théâtre cérémoniel et chevale
resque, comme La Marche); subjectif, il frôle l'autobio
graphie : depuis le xvme siècle, l'émergence d'un indivi
dualisme de plus en plus intransigeant et le
développement exponentiel d'une histoire générale qui
prend en charge la factualité concourent à intérioriser les
mémoires et à les rendre parfois indiscernables de la
confidence; l'acteur historique, éclairant alors les racines
psychologiques et les finalités de ses décisions, lie sa
propre formation à la construction d'une œuvre et à la
réalisation d'un idéal [voir AUTOBIOGRAPHIE].
Ces direc
tions peuvent coexister dans une même œuvre, et les
limites se transgresser : quand le critique dramatique
Henry Bauër, dans ses Mémoires d'un jeune homme
( 1895), évoque la Commune et la déportation en Nou
velle-Calédonie, 1' autobiographe cède la place au mémo
rialiste; les Mémoires de Richelieu (publiés en 1823)
sont un recueil de pièces disparates, avec des éléments
pour une , complété
par des compilateurs.
Mémorialiste , Stendhal
disperse dans son Journal, ses Souvenirs d'égotisme, son
Journal d'un touriste, ses romans autobiographiques, des
fragments de mémoires outrepassés ou abandonnés.
Ainsi le terme désigne souvent des agrégats instables,
incohérents, où sommeillent, telles des chrysalides, des
virtualités de confessions intimes, de fictions, et de récits
historiques moins partiaux.
L'acte de mémoire, toutefois, oppose sa constance
obstinée à ce kaléidoscope de formes.
Après des jours
exceptionnels, des commotions politiques, des séismes
sociaux, des conquêtes épiques -les guerres de Reli
gion, la Fronde, les révolutions, les croisades, les règnes
de Louis XIV ou de Napoléon ...
-, dans un calme
retrouvé où s'épanouit la nostalgie des grandes heures
disparues, un ancien protagoniste désœlllvré, un specta
teur désormais oisif ou secrètement dissident, compen
sent leur vacuité ou leur ennui par la remémoration.
Alexis de Tocqueville, rendu à la vie privée par le second
Empire, veut graver > du passé immédiat :
«Éloigné momentanément du théâtre des affaires et ne
pouvant même me livrer à aucune étude suiv ie, à ca us e de
l'état précaire de ma santé, je suis réduit, au milieu de ma
solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à
envisager autour de moi les événements contemporains
dans lesquels j'ai été acteur ou dont j'ai été témoin n.
Double mouvement d'immortalisation : un sujet
immobilise pour la postérité les instants labiles; il
échappe à la précarité de l'éphémère en s'imposant
comme accès individualisé à la massivité du passé col
lectif; misant sur la nécrophilie et le vampirisme des
futurs lecteurs, il lutte contre la seconde mort que serait
l'érosion de son renom ou l'amnésie du futur.
Au-delà
des raisons alléguées pour justifier l'entreprise -
connaissance, leçons, exemple -, le mot même ( >) dit la protestation contre une injustice
pressentie : au théâtre des grands et des moyens hommes,
l'innombrable public est volatil et rotatif.
Mais ce moi
lui-même est crucifié par le temps : il se bâtit en un
dialogue entre l'écrivain qui raconte, et l'incertaine
image anamnésique d'un je ancien, reconstitué ou consti
tué, acteur et contemplateur, scindé entre une extériorité
et une profondeur spirituelle.
Le mémorialiste interroge
des traces indécises, suscite la réminiscence jusque-là
inhibée, éveille l'impression endormie, s'aide de notes,.
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