Méditation sur la mort (A Mademoiselle Volland)
Publié le 05/04/2011
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A Paris, le 23 septembre 1762. ... C'est cette succession perpétuelle d'occupations utiles et variées qui rend le séjour à la campagne si doux et celui de la ville si maussade à ceux qui ont pris le goût des occupations des champs. Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché ? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente ; c'est qu'on pense moins à la mort, et qu'on la craint moins ; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi ; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse; les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé on désire la fin de la journée; c'est qu'en vivant dans l'état de nature on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exécuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous ; c'est, pour revenir à une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême ; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue, et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos, et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous assure que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut pas plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi...
Cette lettre a le mérite de peindre non plus des traits généraux de sa personnalité, mais un de ses états d'âme et ainsi de nous faire entrer plus intimement dans sa vie profonde. Elle exprime, non pas les réflexions d'un vieillard qui, au soir de sa vie, méditerait sur sa fin prochaine, car Diderot, en 1762, n'a encore que cinquante ans et encore de longues années à vivre, mais un moment de lassitude et de découragement, d'autant plus étonnant que Diderot était d'une activité prodigieuse et beaucoup plus disposé, par son riche tempérament, à jouir de toutes les joies que dispense la vie qu'à penser à la mort sans effroi.
«
Ce faisant, Diderot mesurait peut être l'inutilité de tous ces efforts qu'il avait tentés quand, avec tous les «philosophes », il avait prétendu travailler au progrès de l'espèce humaine.
Sur le point d'achever la tâche immensequ'il s'était proposée, en menant à bien l'Encyclopédie, il se demandait si cette œuvre harassante ne se révéleraitpas, à l'usage, inopérante et si le vrai bonheur n'était pas dans l'ignorance salutaire des âmes incultes, qui saventseules vivre et mourir comme il se doit.
C'était, en somme, la même conclusion que celle à laquelle arrivait Rousseauquand, pour les mêmes raisons que Diderot, il regrettait lui aussi cet « état de nature », où les hommes sont «sains, libres, bons et heureux ».
Mais, sur le plan personnel, Diderot avouait aussi que toutes les traverses qu'il avaitessuyées, c'est à dire tous les obstacles, toutes les difficultés qu'il avait, durant sa vie, rencontrés sur son chemin,l'avaient amené, en l'épuisant, à souhaiter enfin le long sommeil de la mort, comme on désire le soir retrouver son litaprès une longue journée de fatigues et de peines.
C'était reconnaître que tout le travail qu'il s'était imposé lui aurait au moins donné le courage de mourir sans regret,et il y a dans cette remarque plus de tristesse et d'amertume que de joie profonde.
Nous sommes loin del'enthousiasme qui exaltait Diderot quand, plein d'illusions, il envisageait, dix ans auparavant, l'énorme travail qu'ils'assignait, avec l'espoir qu'il ferait ainsi le bonheur des hommes et que la postérité lui en saurait gré.
Comment expliquer ce changement sinon, comme il l'avoue, parce que, depuis, il avait connu, dans sa vie privéecomme dans sa vie littéraire, des tracas et des déceptions, peut-être aussi des crises de conscience intellectuelleanalogues à celle que suggère cette lettre à Sophie Volland? Malheureux en ménage, malheureux d'avoir perdu unpère qu'il adorait, malheureux de la mésentente qui régnait entre son frère et sa sœur, déçu d'avoir été abandonnépar des collaborateurs comme d'Alembert et trahi par ses éditeurs, fatigué de lutter contre les adversaires de YEncyclopédie qui s'étaient acharnés contre lui.
traqué par le pouvoir qui, après l'avoir fait jadis emprisonner, lui avait retiré un privilège obtenu non sans peine pourqu'il pût publier son Dictionnaire, peut-être aussi attristé par l'échec relatif de sa pièce le Père de Famille qui,l'année précédente, n'avait connu que sept représentations, il cédait, lui naguère si plein d'enthousiasme et de vie,à un mouvement de découragement, et cette faiblesse nous paraît infiniment sympathique.
Elle nous touche commenous touchent — Diderot lui-même le dit dans le Paradoxe sur le comédien — les larmes des forts.
Mais ce moment de découragement n'allait pas l'empêcher de reprendre son travail.
Dans les années qui allaientsuivre, si meurtri qu'il fût, Diderot allait avoir le courage de continuer son labeur.
Un instant défaillante, sa volontéallait réagir et il allait encore se jeter, à corps perdu, dans le travail, persuadé que c'est le meilleur moyen de ne paspenser à la mort, ou d'y penser sans la craindre.
La pensée de la mort.
Ce n'était pas la première fois que Diderot avait connu des crises de découragement.
Déjà, en 1758, à la suite de ladéfection de d'Alembert, il avait exprimé dans une lettre à Voltaire, datée du 19 février, des réflexions analogues àcelles qu'il confie ici à Sophie Volland.
D'une manière plus explicite encore, il avait rappelé à son illustrecorrespondant que ses luttes incessantes l'épuisaient et qu'il aspirait au repos, allant même, comme ici, jusqu'àdouter de l'utilité de sa tâche : Mon cher maître, j'ai la quarantaine passée ; je suis las des tracasseries.
Je criedepuis le matin jusqu'au soir : le repos, le repos ; et il n'y a guère de jour que je ne sois tenté d'aller vivre obscur etmourir tranquille au fond de ma province.
Il vient un temps où toutes les cendres seront mêlées.
Alors, quem'importera d'avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent.
Ilfaut travailler, il faut être utile aux hommes, on doit compte de ses talents, etc.
Etre utile aux hommes? Est-il biensûr qu'on fasse autre chose que les amuser et qu'il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ?Ils écoutent l'un et l'autre avec plaisir ou dédain et demeurent ce qu'ils sont.
Mais il ajoutait : Qu'il y ait là-dedansplus d'humeur que de bon sens, je le veux, et je reviens à /'Encyclopédie.
C'était rappeler qu'il se refusait àabandonner son entreprise, ne serait-ce que par honnêteté, puisqu'il avait souscrit des engagements avec seslibraires et qu'il ne voulait pas décevoir les espérances de quatre mille souscripteurs, On peut pourtant se demandersi les amères réflexions de Diderot ne révèlent pas, dans les deux lettres, autre chose que la lassitude momentanéed'un homme qui a beaucoup travaillé et beaucoup lutté.
Il n'est, en effet, pas concevable que Diderot n'ait paséprouvé lui aussi les dangers que comporte l'hypothèse matérialiste et déterministe quand elle est poussée jusqu'auxplus extrêmes conséquences, et quand elle conduit le philosophe à croire que tout est réglé par des lois mécaniqueset aveugles, dans un univers sans Dieu, où l'homme lui-même ne serait pas différent des autres créatures et voué,comme elles, au même destin.
L'inéluctable conséquence du matérialisme est de montrer que personne ne peutéchapper aux lois qui expliquent la formation du monde, que tout y est le résultat de combinaisons physiques ouchimiques, et que la mort, en mettant un terme à ces combinaisons, n'est qu'un point d'aboutissement, une sorte deretour, sinon au néant, du moins aux éléments matériels qui constituent la seule essence de l'être vivant.
Il estdonc vain d'espérer, comme le supposent les spiritualistes, qu'une parcelle de l'individu puisse échapper à l'universelécroulement des choses qui se produit nécessairement tôt ou tard, et il n'y a rien à attendre de la mort pas plusqu'on ne saurait bouleverser l'ordre du monde, dont l'organisation ne peut dépendre ni de notre action ni de notrevolonté.
Le déterminisme est ainsi irrésistiblement entraîné sur la voie d'un pessimisme d'où ne peuvent sortir que ledésespoir et un désenchantement négateur et meurtri.
C'est dans cette voie que s'engagea, après 1850, la génération contemporaine de Leconte de Lisle, sous l'effetd'ailleurs d'autres circonstances d'ordre social et politique qui contribueront à créer ce qu'on a coutume d'appeler «le Second mal du siècle »..
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