MAURICE CHAUVE; Pages d'histoire du Languedoc (Introduction)
Publié le 18/02/2011
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Expliquez et commentez le texte suivant :
« Plus j'avance dans l'âge et plus je me persuade que, par un paradoxe singulier, l'image tue l'imagination. Nous savons trop aujourd'hui comment les choses se passent; les traits d'un acteur, d'un criminel ou d'un despote nous sont aussi familiers que ceux de nos voisins et amis; l'aspect des cités d'Amérique ou des villages africains, un monument, un procès, le couronnement d'une reine ou le naufrage d'un cargo, ne nous sont plus connus par la relation écrite, le mémoire ou le livre, mais par la photographie, le cinéma, le disque, la radio et, demain, sans doute, par une télévision en couleurs et à trois dimensions, qui aggravera notre paresse intellectuelle au profit de la seule sensation. Imaginer me semble pourtant être le premier et le plus utile des exercices de l'esprit. Pour moi, tant que fonctionneront mes lobes et hémisphères cérébraux, je me livrerai avec joie à cette nécessaire opération intellectuelle, dont Montaigne disait, citant les Anciens, qu'elle en arrive même, quand elle est puissamment exercée, à produire l'événement qu'elle a construit dans l'abstrait. Fortis imaginatio generat casum.
MAURICE CHAUVE; Pages d'histoire du Languedoc (Introduction)
Les malédictions contre le pouvoir malfaisant du cinéma et de la télévision en tant que fournisseurs d'images suggestives et morbides sont en train de devenir un des lieux communs du langage courant; ce qui n'ôte rien à sa vérité possible. Justement ici nous avons plus et mieux : plus, car c'est toute image qui semble dénoncée comme mauvaise et pas seulement les images immorales; mieux, car le texte indique la direction de l'analyse à faire et se place sur un terrain largement psychologique, qui englobe et déborde le domaine seulement moral. Le mal est-il si grand que le dit l'auteur?

«
1.
Quand un autre s'interpose entre le réel et notre pensée pour nous proposer ses propres images au lieu de nouslaisser produire les nôtres, il y a donc possibilité de mauvais fonctionnements; cela peut prendre plusieurs aspectsselon les cas; si le spectateur est inerte, les images glissent sur lui peut-être, sans grand dommage, puisqu'on nesaurait altérer ce qui jouit de peu d'existence propre; mais il se peut aussi que, sans qu'il y ait prise de conscience,l'image perçue passe directement de la sensation à l'acte — le réflexe fournit le même schéma : « couple signal-réaction », sans passage par le cerveau et la réflexion; avec ces personnalités pauvres nous avons donc le terrainidéal pour le « conditionnement » cher à notre époque; et si les images sont brutales, violentes, immorales, ledanger est grand de déviation et de perversion; sans aller si loin et si bas, il faut tout de même dénoncer l'empriseque des images fortes peuvent avoir sur des imaginations encore peu maîtresses d'elles-mêmes, chez les enfants etles adolescents.
Le risque est moins grand avec des personnalités plus riches et mieux formées, mais il n'en subsistepas moins : devant l'invasion en force des images étrangères, nos images personnelles sont bousculées, refoulées,pour faire place aux produits tout faits d'une autre personnalité; un auteur a parlé du « viol des foules)) et c'estbien dans ce cas que l'expression trouve sa signification primordiale : des millions d'amateurs de cinéma ont dessouvenirs et un fonds de pensée exactement semblables à propos d'un livre ou d'un personnage ou d'un événement,là où, en l'absence du film, chacun aurait eu son propre travail et sa propre construction; il n'y a pas, d'ailleurs, quesubstitution des résultats : il y a blocage de l'activité mentale elle-même, à sa source, c'est-à-dire accoutumance àla passivité; je ne sais s'il est vrai que, biologiquement, « la fonction crée l'organe)) (toutefois cela me paraît un peucurieux), mais je sais que, psychologiquement, l'inverse est vrai et que la fonction s'atrophie et tend à disparaîtrequand on supprime le fonctionnement; on aboutit à une véritable monstruosité mentale : la greffe d'images et depensées étrangères; ou le gavage d'esprits dont on stoppe les fonctions naturelles afin de mieux les utiliser à sonprofit.
Dans le cas le meilleur il y a souffrance, et lutte; la plupart du temps on est gavé, trompé, et content...
2.
Il y a des éclaircies dans ce sombre tableau; de même que des organismes secrètent spontanément lesantitoxines qui constituent leur autodéfense, de même certaines imaginations oublient les images extérieures auprofit de leurs productions originales : j'ai vu à peu près tous les films que l'on a, depuis 1920, tirés soit des TroisMousquetaires soit des Misérables; je les ai vus, et revus, volontairement, avec toute mon attention en éveil, et,finalement que m'en reste-t-il? surtout les spectacles intérieurs provoqués par mes lectures; seules quelquesmagnifiques chevauchées, un Cardinal de Richelieu majestueusement incarné par Samson Fainsilber d'une manièrequi rejoignait exactement mes évocations, et des costumes romantiques, sont restés dans mes souvenirs alors quej'ai pourtant d'ordinaire une excellente mémoire; et plusieurs interlocuteurs m'ont dit des choses semblables; ilsemble donc qu'il faudrait fortifier notre puissance d'imaginer afin qu'elle soit immunisée; bien mieux, si l'on en est àce stade, on peut volontairement aller à la prospection d'images dans un contexte plat ou mauvais; que l'on mepermette ici une autre évocation personnelle : au grand scandale de mes amis, alors que je refuse d'aller voir desfilms « élevés » ou « métaphysiques », je me précipite sur les énormes productions historiques à grand spectacle —quand je sais à l'avance qu'elles ont été tournées sur place et que les reconstitutions de costumes, de meubles..,ont été faites « scientifiquement »; mais alors ce n'est pas tellement le film que je vois que le documentaire quim'apporte des paysages et des scènes dont je ne pourrais pas avoir de perception directe, éloignés qu'ils sont dansl'espace...
ou dans le temps; c'est ainsi que le navet monumental de Cecil B.
de Mille sur les Dix Commandements,s'il m'a parfois agacée, ou procuré une douce hilarité en des épisodes où il se passait des choses sérieuses, m'acomblée d'un trésor de vues du Sinaï et du désert de l'Égypte, de chars et de temples de Pharaon; ce dont j'avaisbesoin pour rêver dessus et exciter la sécrétion de mes propres images.
Si nous pouvions trouver un biaispédagogique pour généraliser ce processus, les dangers signalés plus haut s'atténueraient singulièrement.
Car lesimages d'autrui peuvent nous aider, donner une chiquenaude initiale à nos facultés, nous indiquer une nouvelledirection — mieux d'ailleurs les images statiques d'un tableau ou d'une illustration, qui sollicitent notre consciencesans l'accabler, que les images mouvantes, totales, exclusives, du cinéma ou de la télévision.
Nous n'avons parléjusqu'ici que d'images visuelles; c'est que ce sont les plus envahissantes, les plus évidentes; mais M.
Chauvet faitallusion aussi à la radio et au disque; le risque est pourtant moindre car, à la différence des images données par lavue qui représentent des actions précises et qui sont donc monovalentes, les images sonores s'adressent à nossentiments, sur plusieurs plans simultanés et sont donc polyvalentes, ce qui ménage une porte de sortie à notreliberté.
CONCLUSION
L'assassinat de l'imagination dénoncé par l'auteur est très réel; on n'en peut plus douter après analyse; etl'imagination, c'est la source vive de notre pensée personnelle, de notre liberté.
Mais justement le texte nous donnele remède à côté du poison : exercer notre esprit en ce sens, fortifier et accroître nos puissances imaginatives — etalors, si nous ne pouvons supprimer le déchaînement de vulgarité et de tyrannie larvée de l'imagerie contemporaine,au moins serons-nous prêts à nous heurter à lui sans en être affectés; qui sait? en y trouvant peut-être, commesouvent devant le danger, un surcroît de vitalité..
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