Maupassant : Bel-Ami. 1ère partie, chapitre 7 (pages 175-176) - commentaire
Publié le 19/09/2018
Extrait du document
Le point culminant de l’angoisse est atteint dans l’avant-dernier paragraphe, où le personnage est en proie à une hallucination autoscopique (autoscopie : hallucination par laquelle on croit se voir soi-même) : « il se vit distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venait de quitter. » L’adverbe « distinctement », lié à un verbe de perception, « il se vit », insiste sur le caractère intense de l’hallucination, et son lit se métamorphose en linceul mortuaire : « Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus »
A ce moment, le récit glisse du réalisme vers le registre fantastique, à l’image de ce qui se produit le plus souvent dans les nouvelles de Maupassant consacrées à la peur ou au dédoublement de personnalité. Ce glissement vers le fantastique et la folie témoigne bien de l’échec de son entreprise de rationalisation : l’angoisse l’emporte et envahit jusqu’au décor familier du personnage : « Alors il eut peur de son lit ».
Conclusion.
Mobilisant tous les outils du récit en point de vue interne, le narrateur parvient donc à nous faire partager, avec une rare intensité, le désarroi de son personnage, confronté pour la première fois à l’expérience de la peur.
D’un côté, cet épisode – qui pourrait au premier abord paraître « marginal » au regard de l’ensemble du récit – s’intègre parfaitement dans la logique du « roman d’apprentissage » dont relève Bel-Ami : le héros y découvre une facette jusqu’alors méconnue de sa personnalité (sa lâcheté face à la perspective de la mort). Pour le lecteur, il contribue à construire le personnage, à enrichir sa psychologie, à accroître sa densité, sa complexité.
D’autre part, cette expérience de la peur, menant au bord de la folie, est un thème récurrent dans les œuvres de Maupassant, en particulier dans ses nouvelles fantastiques, telles Le Horla, ou Sur l’eau, où les symptômes physiques de l’angoisse, les hallucinations mentales, le dédoublement de personnalité sont régulièrement évoqués. Georges Duroy rejoint ainsi, à la faveur de ce passage, la longue liste de personnages qui portent les angoisses, les hantises et les questionnements propres à l’auteur.
«
une sensation d’étouffement : « il lui fallait ouvrir la bouche pour respirer pendant quelques secondes, tant
il demeurait oppressé »
des palpitations cardiaques : « pourquoi son cœur se mettait -il à battre follement » / « son cœur se
remit à battre furieusement » : les deux adverbes insistent, de façon presque hyperbolique, sur la violence
de la sensation.
la pâleur : « il était pâle, certes, il était pâle, très pâle » : même jeu de renforcement, avec la répétition
de l’adjectif « pâle » et l’adverbe intensif « très ».
C’est donc tout d’abord à travers une description presque « clinique » des symptômes physiques de la
peur, disséminés tout au long du texte, que le narrateur parvient à faire partager au lecteur cette expérience
de l’angoisse.
II Un personnage en proie à l’impuissance.
Par ailleurs, qu’il s’agisse des manifestations corporelles ou des pensées qui traversent son esprit, la
structure des phrases met en évidence que le personnage n’en est pas maître, qu’il ne les contrôle pas,
qu’elles s’imposent à lui : son cœur « se mettait à battre / se remit à battre », comme s’il était autonome ;
« le petit grincement du ressort lui faisait faire un sursaut » : la tournure de la phrase place le personnage
en position grammaticale d’objet (« lui » : pronom personnel complément d’objet indirect).
Le même procédé est utilisé dans : « une inquiétude le saisit », « ce doute l’envahit », « un singulier
besoin le prit tout à coup » ou « tout d’un coup cette pensée entra en lui » : le personnage est ici comme le
jouet d’émotions ou de pensées qui l’investissent, le submergent avec violence et soudaineté, comme le
soulignent la locution adverbiale « tout à coup », répétée à deux reprises dans le texte et mise en relief en
début de phrase à la ligne 23, ou encore la comparaison « à la façon d’une balle », qui rappelle en même
temps le duel au pistolet prévu le lendemain .
L’impuissance du personnage à dominer ses émotions est d’ailleurs explicitement soulignée dans les
expressions « il ne pouvait parvenir à s’assoupir », « il lui fallait ouvrir la bouche ».
Aussi le personnage, cherchant à lutter contre ce sentiment de peur, cherche -t-il à se raisonner.
Le
narrateur utilise le champ lexical de la volonté et de la raison : « il se mit à raisonner en philosophe », il se
veut « résolu », il a la « volonté » de se battre, « il voulait y aller ».
Il articule son discours autour de
nombreux connecteurs logiques (certes, mais, et, puisque), qui témoignent de son effort pour rationaliser sa
peur, la contenir.
Ainsi passe-t-il de la question « est -ce que j’aurais peur ? », reprise à la ligne 11 « aurais-je
peur ? », relevant d’une démarche d’introspection, d’auto-analyse, à la question plus générale « Peut-on
avoir peur malgré soi ? » : la formulation utilise le pronom impersonnel « on » et le présent de vérité
générale caractéristique des problématiques philosophiques ; cette généralisation reflète bien son effort de
rationalisation.
Pour faire partager au lecteur cette démarche introspective et rapporter les pensées du personnage, le
narrateur utilise deux types de discours : le discours direct, comme on vient de le voir, ou
encore : « Demain, à cette heure-ci, je serai peut-être mort », mais aussi le discours indirect libre :
« Pourquoi son cœur se mettait -il à battre follement à chaque bruit connu de sa chambre ? », « Non certes,.
»
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