Marguerite DURAS, L'Amant (La narratrice évoque le départ d'un des bateaux qui, il y a une cinquantaine d'années, reliaient l'Indochine à la France.)
Publié le 29/03/2011
Extrait du document
Lorsque l'heure du départ approchait, le bateau lançait trois coups de sirène, très longs, d'une force terrible, ils s'entendaient dans toute la ville et du côté du port le ciel devenait noir. Les remorqueurs s9approchaient alors du bateau et le tiraient vers la travée centrale de la rivière. Lorsque c'était fait, les remorqueurs larguaient leurs amarres et revenaient vers le port. Alors le bateau encore une fois disait adieu, il lançait de nouveau ses mugissements terribles et si mystérieusement tristes qui faisaient pleurer les gens, non seulement ceux du voyage, ceux qui se séparaient mais ceux qui étaient venus regarder aussi, et ceux qui étaient là sans raison précise, qui n 'avaient personne à qui penser. Le bateau, ensuite, très lentement, avec ses propres forces, s'engageait dans la rivière. Longtemps on voyait sa forme haute avancer vers la mer. Beaucoup de gens restaient là à le regarder, à faire des signes de plus en plus ralentis, de plus en plus découragés, avec leurs écharpes, leurs mouchoirs. Et puis, à la fin, la terre emportait la forme du bateau dans sa courbure. Par temps clair on le voyait lentement sombrer. Marguerite DURAS, L'Amant Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, — mais ces indications ne sont pas contraignantes —, étudier comment se mêlent description et évocation des sentiments. Vous serez particulièrement attentif aux moyens stylistiques employés par l'auteur.
Ce texte est plus difficile qu'il n'en a l'air au premier abord, et cette difficulté vient principalement de son apparente facilité (vocabulaire courant, à la limite, — voulue — de la pauvreté ; constructions de phrases simples, etc.) : le risque couru est donc celui de la paraphrase, ou du «bavardage« autour du texte. Il faudra donc être vigilant, et ce d'autant plus que l'on vous demande d'être «particulièrement attentif aux moyens stylistiques employés par l'auteur«. En conséquence, votre « travail préparatoire« consistera à tenter de les repérer, et surtout — comme d'habitude — à repérer leur fréquence. Vous vous occuperez, par exemple, de la longueur du texte, du nombre de phrases, de leur longueur respective, du temps verbal dominant, de la nature des verbes, des champs lexicaux, du rythme, des répétitions, etc.
«
regards qui «jouiraient » d'un spectacle quelconque.
Ces «gens», cette foule indéterminée et anonyme sont cependant regroupés et unis par des sentiments identiques(dont certains ne sont pas explicités par l'auteur) : il est d'ailleurs tout à fait remarquable que la phrase, avec sesbalancements («ceux», «ceux qui», «mais ceux qui», «et ceux qui», «qui», «à qui ») et ses masses sonoresgrandissant et diminuant ensuite, suffise, par elle-même, à dire précisément ce que le texte ne dit pas tout à fait.Émotion justifiée aussi par l'architecture du texte : de la première phrase qui ne serait que renseignement ( =exactement ce qui se passe quand un bateau s'en va), s'il n'y avait deux sortes d'appréciations (« force terrible » et« ciel devenait noir» — où l'effet seul est envisagé et non sa cause : cheminées, etc.) — à la dernière phrase où «leciel noir» fait place à un «temps clair» (situé à un autre moment dans la chronologie) et où la violence du bruit(«trois coups...
terrible») fait place à la visualisation («on le voyait») progressive («lentement») d'un événement àdouble sens («sombrer»).
2.
Passage à la métaphore
L'ordre chronologique, malgré la rupture introduite par la dernière phrase («Par temps clair»), l'ordre spatial (on vad'un endroit à un autre) et celui du rituel tant mécanique qu'humain, accentués par l'emploi (normal) de l'imparfaitd'habitude et de répétition, tous ces éléments un peu secs en eux-mêmes, vont assez vite dans le texte acquérir dela chair par le passage à un discours métaphorique :
Les coups de sirène deviennent «mugissements», les remorqueurs «s'approchaient» et « revenaient», et surtout lebateau va être doté d'une vie autonome et d'un véritable «animisme» (= attitude consistant à attribuer aux chosesune âme) : «il disait adieu», «il lançait», «avec ses propres forces».
Tout cela est d'autant plus intéressant que lafoule est au contraire réduite, dans une lenteur étrange et presque onirique* à des gestes ou à des sentimentsexcessifs ou contradictoires.
La phrase elle-même devient alors métaphore : près de 5 lignes sur 15 pour évoquer le départ du bateau et leseffets créés par ce départ ; de la même façon, le rythme syllabique de la première phrase (9 10 2 6 8 6 + 6) calquedans son découpage la série d'« événements» fixes qui le précèdent.
Mais l'animisme métaphorique le plus riche estprobablement celui des deux dernières phrases dans lesquelles l'écrivain s'investit le plus.
3.
Émotion de l'écrivain
Chez Duras, l'émotion ne « tombe pas » dans le pathétique, ni dans ce qui serait trop dit ou trop avoué : c'est doncailleurs qu'il faut la chercher.
Dans l'évocation rapide de la solitude (« ceux qui n'avaient personne à qui penser»),dans cet attachement à des détails visuels ou sonores, dans cette image hardie de la fin, où le bateau n'est plusqu'une « forme », où la mer — moyen de communication n'existe plus, mais où l'infini de l'espace domine, comme lefait celui du souvenir.
Plus émouvante encore, cette phrase finale qui semble être détachée du reste, qui s'achève sur une sorte de «pointd'orgue» et qui, bien qu'utilisant le verbe « sombrer » de façon métaphorique, laisse au lecteur l'impression d'unvéritable naufrage — naufrage dans l'espace, naufrage dans le temps, naufrage dans les sentiments (voilà commentune ambivalence verbale permet de rajeunir le lieu commun du « partir, c'est mourir un peu »).
CONCLUSION
La simplicité du texte de M.
Duras n'était donc qu'apparente, comme l'était son détachement, et, s'il est vrai qu'ellerejoint en 1984 toute une tradition littéraire du Voyage aux sens multiples (de Baudelaire au Mallarmé de BriseMarine avec son « adieu suprême des mouchoirs »), elle le fait avec un art accompli du « non dit » ou du « sous-entendu » qui, en fin de compte, l'apparente aux Classiques et à leur art de la litote..
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