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Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du Nord, Retour d'Indochine

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Elle descend dans les coursives1. Elle cherche encore la double cabine où elles ont leurs couchettes, la mère et elle. Et puis elle s'arrête de chercher tout à coup. Elle sait que ça ne sert à rien, la mère restera introuvable. Elle remonte sur le pont-promenade. Sur l'autre pont l'enfant ne trouve plus sa mère non plus. Et puis elle la voit, elle est plus loin cette fois-ci, elle dort encore, dans une autre chaise longue, légèrement tournée vers l'avant. L'enfant ne la réveille pas. Elle retourne encore dans les coursives. Elle attend encore. Puis elle repart encore. Elle cherche son petit frère Paulo. Et puis elle cesse de le chercher. Et puis elle repart vers les coursives. Et elle se couche là, devant la double cabine dont la mère a oublié de lui donner la deuxième clé et elle se souvient. Et elle pleure. S'endort. Un haut-parleur avait annoncé que la terre avait disparu. Qu'on a atteint la pleine mer. L'enfant hésite et puis elle remonte sur le pont. Une houle très légère est arrivée avec le vent de la mer. Sur le bateau la nuit est arrivée. Tout est éclairé, les ponts, les salons, les coursives. Mais pas la mer, la mer est dans la nuit. Le ciel est bleu dans la nuit noire, mais le bleu du ciel ne se reflète pas dans la mer si calme soit-elle et si noire. Les passagers sont de nouveau accoudés au bastingage. Ils regardent vers ce qu'ils ne voient plus. Ils ne veulent pas rater l'arrivée des premières vagues de la haute mer et avec elles celle de la fraîcheur du vent qui d'un seul coup s'abat sur la mer. L'enfant cherche encore sa mère. Elle la retrouve cette fois encore endormie dans ce sommeil d'immigrée à la recherche d'une terre d'asile. Elle la laisse dormir.

Le texte repose sur un paradoxe : d'une part, l'auteur établit une distance avec l'adolescente qu'elle a été en refusant le pacte autobiographique et en bannissant les registres pathétique et lyrique ; d'autre part, elle construit une relation de connivence puisque l'écriture mime l'épuisement de l'enfant et même la parole de l'enfant. Enfin, on peut noter l'abondance des antithèses qui traduisent le déchirement du personnage qui est en train de quitter son pays et son amant.

« trahit ainsi la vivacité du souvenir qu'elle ne parvient pas à tenir à distance.

Ainsi, l'épisode, raconté au présent de narration pour l'essentiel (« Elle descend », l.

19) est très vivant.

Les sensations visuelles (« Le ciel est bleu dans lanuit noire », l.

37- 38) se mêlent aux sensations tactiles (« la fraîcheur du vent », l.

42) pour permettre au lecteur,à son tour, de visualiser la scène.

Le rythme binaire se met également au service d'une écriture sensuelle, mimant lemouvement régulier du flux et du reflux (« la mer si calme soit-elle et si noire », l.

38- 39).

Une telle précision dansles sensations évoquées dément la distance artificielle qui semblait séparer l'autobiographe du personnage. [Conclusion partielle et transition] Ainsi, s'établit une tension entre mise à distance et proximité, tension qui révèleles déchirements du personnage.

La souffrance est telle que l'auteur hésite à la revivre, sans pour autant parvenir àl'apaiser. [III — Le déchirement] La souffrance du personnage est liée à une rupture. [A.

La perte des repères spatiaux et temporels] Tout d'abord, on constate que le navire n'est plus dans un lieu clairement identifié.

En effet, si l'on « a atteint lapleine mer », si les passagers ne voient plus le pays, on attend encore « les premières vagues de la haute mer », quireste « calme ».

Ni sur la terre, ni sur la mer, le bateau semble perdu dans l'espace, comme coupé du monde.

Cetterupture est accentuée par une série d'antithèses, exprimées par la conjonction d'opposition « mais », qui rendentl'environnement indéfinissable (« Tout est éclairé [...].

Mais pas la mer [...].

Le ciel est bleu dans la nuit noire, maisle bleu du ciel [...] », l.

36-39).

Le rapport au temps est également placé sous le signe de la rupture et de lacontradiction.

En effet, le temps semble presque immobile.

La valeur successive des connecteurs de temps (« Etpuis ») est niée par la répétition des actions : la succession est remplacée par le retour au même (« Puis elle repartencore.

Elle cherche son petit frère Paulo.

Et puis elle cesse de le chercher.

Et puis elle repart vers les coursives »,l.

28-29).

L'arrêt du temps est renforcé par le sommeil de la mère qui semble infini, puisqu'elle dort le jour (« elle dortencore », l.

25) comme la nuit (« elle la retrouve cette fois encore endormie », l.

44).

Ce temps immobile estpourtant perturbé par des ruptures soudaines, qui sont autant de coups de tonnerre, de ruptures brutales (« tout àcoup », l.

21, « d'un seul coup »).

Espace indéfini, temps qui ne progresse plus, tels sont les symboles de la rupturedont souffre le personnage.

Tout se passe comme si le départ d'Indochine lui avait ôté tout repère spatial ettemporel.

Elle est perdue.

Comme sa mère, elle est comme « immigrée », 1.

45, privée de son lieu propre. [B.

La solitude] Le déchirement s'exprime aussi dans les échecs qui rythment la quête de « l'enfant ».

Elle cherche sans cesse lesdifférents membres de sa famille (« Elle cherche son petit frère Paulo », l.

28, « L'enfant cherche encore sa mère »,l.

44), mais cette recherche reste vaine comme le montrent les modalisateurs de certitude (« Elle sait ») et l'emploidu futur (« la mère restera introuvable », l.

22).

La distance qui la sépare des membres de sa famille est d'autantplus sensible qu'elle demeure même quand elle les trouve : le sommeil de la mère est une autre figure de l'absence («Et puis elle la voit, elle est plus loin cette fois-ci, elle dort encore [...] L'enfant ne la réveille pas », l.

25-27; « Ellela retrouve cette fois encore endormie [...] Elle la laisse dormir », l.

44-46).

La jeune fille est donc seule, d'autantplus vulnérable qu'elle est désignée comme une « enfant » alors qu'elle est plutôt une adolescente.

Cette solitude traduit la rupture de la jeune fille et de l'amant de la Chine du Nord. [Conclusion partielle] Alors que la narratrice n'évoque ni l'Indochine ni son histoire avec le Chinois de Cholen, elleexprime le déchirement de l'enfant, arrachée à son pays et à son amour. [Conclusion] Ainsi, L'Amant de la Chine du Nord présente une forme d'écriture de soi particulière, qui ne respecte pas le pacte autobiographique.

L'auteur oscille entre mise à distance du personnage et connivence avec l'enfant qu'elle a été.Ces hésitations, ce refus de revivre le passé, trahissent la douleur du personnage, arrachée à l'Indochine et à sonpremier amant.

Le départ d'Indochine, déjà évoqué dans L'Amant, suscite donc une réécriture, signe qu'il est un événement majeur dans la vie de l'autobiographe. »

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