Marceline DESBORDES-VALMORE, Qu'en avez-vous fait ?
Publié le 22/06/2012
Extrait du document
Qu'en avez-vous fait ? Vous aviez mon coeur, Moi, j'avais le vôtre : Un coeur pour un coeur ; Bonheur pour bonheur ! Le vôtre est rendu, Je n'en ai plus d'autre, Le vôtre est rendu, Le mien est perdu ! La feuille et la fleur Et le fruit lui-même, La feuille et la fleur, L'encens, la couleur : Qu'en avez-vous fait, Mon maître suprême ? Qu'en avez-vous fait, De ce doux bienfait ? Comme un pauvre enfant Quitté par sa mère, Comme un pauvre enfant Que rien ne défend, Vous me laissez là, Dans ma vie amère ; Vous me laissez là, Et Dieu voit cela ! Savez-vous qu'un jour L'homme est seul au monde ? Savez-vous qu'un jour Il revoit l'amour ? Vous appellerez, Sans qu'on vous réponde ; Vous appellerez, Et vous songerez !... Vous viendrez rêvant Sonner à ma porte; Ami comme avant, Vous viendrez rêvant. Et l'on vous dira : " Personne !... elle est morte. " On vous le dira ; Mais qui vous plaindra ?
Marceline DESBORDES-VALMORE (1786-1859)
Introduction - Marcelline Desbordes-Valmore est l’une des rares femmes poètes de la littérature française, et son œuvre Elégies et poésies nouvelles qu’elle publia en 1825 était très appréciée pour son originalité et son ton personnel par les poètes romantiques contemporains comme Lamartine et Victor Hugo, mais aussi par Baudelaire ou Verlaine. Dans l’un des poèmes de ce recueil, « Qu’en avez-vous fait ? «, la poétesse s’interroge, comme l’indique la question contenue dans le titre, sur la rupture d’une relation amoureuse qui a été fondamentale dans sa vie : elle rappelle le bonheur de cet amour et s’interroge elle-même comme en témoigne le fait qu’elle compose un poème ; mais surtout, elle questionne celui qui l’a abandonnée, et dont le silence la laisse sans réponse… Dans quelle mesure ce poème qui s’inscrit dans le courant romantique relève-t-il d’un genre ancien très apprécié des romantiques, celui du lyrisme personnel où la poétesse exprime son état d’âme dans une tonalité qui peut être qualifiée d’élégiaque ? Nous verrons dans une première partie comment s’expriment en particulier dans l’emploi des pronoms et l’usage des temps verbaux, la rupture de la séparation et le chagrin qui en est la conséquence ; puis nous étudierons dans une seconde partie quelle forme poétique Marcelline Desbordes-Valmore a choisie pour traduire sa plainte, ce qui nous permettra de définir le genre poétique auquel appartient ce poème.
«
derniers vers, l’ensemble des hommes, « l’homme (…) seul au monde (….) qui « revoit l’amour ».
Ce « vous » est employé en fonction de sujet des verbes : «qu’en avez-vous fait », « vous me laissez », « savez-vous », « vous appellerez », « vous viendrez », ce qui lui attribue implicitement, sans que l’accusation soitclaire, la responsablité de la rupture.
Ceci est confirmé par la référence, répétée par le refrain, au pronom « je » qui est l’objet de l’abandon parce que COD duverbe laisser : « vous me laissez ».
Ensuite le pronom de la première personne disparaît totalement du poème et se transforme en « elle », selon un point devue extérieur : « elle est morte », sans doute de désespoir amoureux.
Ce point de vue extérieur s’incarne dans un pronom « on » qui reste impersonnel dansles deux emplois : « on vous réponde », « on vous le dira », et qui s’introduit dans le dialogue entre la poétesse et l’homme aimé.
Ce « on » est le témoinextérieur de la mort de l’amoureuse, s’en fait le relais auprès de l’homme qui l’a abandonnée : le pronom « je » a donc totalement disparu, et alors que tout lepoème est constitué d’un dialogue intérieur que la femme aimée adresse à l’homme qui l’a quitté.
Quand ce « je » ne peut plus s’exprimer par la poésie, c’est unvéritable dialogue avec des guillemets qui est introduit dans le poème : ce n’est plus la femme abandonnée qui parle, mais une tierce personne.
La femmeaimée en est réduite au silence par la mort, mais la poétesse prend le relais et rapporte les ultimes paroles.
2/ Le poème évoque une passion amoureuse, mais fait surtout le récit d’une rupture amoureuse : il se place dans le temps de cette rupture, d’où le présent «vous me laissez là » qui est répété.
Ce présent se trouve aussi dans la comparaison que Marcelline Desbordes-Valmort établit entre la femme abandonnée parson amoureux, et l’enfant abandonné par sa mère « que rien ne défend » : la comparaison semble excessive, car la femme est une adulte responsable de sonamour, et non plus un enfant sans défense, mais pour la poétesse, c’est le même malheur total.
Le présent est aussi le temps du constat de la rupture dans ladeuxième strophe avec les verbes au présent passif qui se font écho « est rendu », « est perdu » et le verbe avoir à la forme négative « je n’en ai plus » : lespassifs montrent que c’est une séparation subie. Avant cette rupture, le souvenir du passé heureux de l’amour partagé est exprimé à l’imparfait.
C’est est un imparfait de la durée dans un temps dont on neconnaît pas les limites : « Vous aviez mon cœur/ Moi, j’avais le vôtre ».
L’évocation dans le poème en est brève, puisqu’elle se résume au premier quatrain.
Lepassage entre ce bonheur amoureux disparu, et le désespoir de la rupture se fait au passé composé de la question qui est au centre du poème, et qui enconstitue le titre : « Qu’en avez-vous fait ? ».
Le passé composé traduit le résultat présent de la rupture qui s’est produite, et qui n’est pas racontée, car lepronom personnel « en » renvoie grammaticalement à la suite de noms (« feuille », « fruit », « encens », « couleur ») qui traduisent le bonheur de l’amourqu’ils ont partagé.
Ce passé composé est le lien avec le passé. Le temps présent est le temps de la douleur (« vous me laissez là »), d’où sans doute l’emploi du seul adjectif qui renvoie au goût « amer » et qui qualifie savie (« dans ma vie amère ») : la mélancolie est le sentiment principal de ce texte.
Le chagrin, la profonde tristesse et le constat de la solitude sont la réponse àla question « qu’en avez-vous fait ? ».
Le sentiment d’abandon est renforcé par l’image qu’elle est seule et qu’elle n’a plus qu’un seul témoin, Dieu (« Dieu voitcela »).
L’emploi du présent domine le poème jusqu’à la strophe 7 : le passage à l’avenir se fait dans ce quatrain sous la forme de la question répétée par lerefrain « savez-vous qu’un jour », mais déjà « un jour » annonce le futur des trois derniers quatrains : « vous appellerez », « vous songerez », « vous viendrez», « on vous dira », qui vous plaindra « : l’homme qui est la cause de la rupture, est interpellé par tous ces verbes dont il est le sujet, ou l’objet (« on vousréponde ») ou par l’emploi du participe présent (« révant ») : la poétesse l’invite à s’interroger, d’où des questions dans le sixième quatrain, mais ces questionsrestent sans réponse (« sans qu’on vous réponde ») : elle l’invite à agir (appeler, venir, sonner).
L’amoureuse interpelle l’homme qu’elle aime, veut le prendre àtémoin, et imagine la scène où il la découvrira morte : il découvrira enfin lui aussi la solitude due à la perte de l’être aimé, et ce sera une perte totale parce queprovoquée par la mort.
Tout ceci n’est que supposition de la part de la poétesse, mais le présent « elle est morte » clôt le poème de façon violente.
Les thèmesde la mort, du temps qui a passé et laissé disparaître l’amour sont des thèmes de la poésie élégiaque : ils expriment les sentiments personnels de la poétesse. L’étude des temps permet de comprendre aussi la structure du poème : le premier quatrain évoque le bonheur de l’amour, les strophes 2 à 6 l’amertume dela déception amoureuse, et les derniers quatrains par des questions sur l’avenir constituent une mise en garde que la poétesse adresse à son amoureux qui a eule tort de laisser passer le temps.
La séparation est au cœur de ce poème et se traduit par le recours à deux pronoms « vous » et « je » qui témoigne de leur relation amoureuse.
Ces deuxpronoms installent un dialogue à sens unique qui émane de la femme abandonnée et qui reste sans réponse.
Le poème présente le temps de désespoir qui suit une rupture amoureuse, ce qu’explique l’emploi du présent : il s’agit d’un présent qui se souvient brièvement du bonheur passé, le « doux bienfait » et quin’envisage pas d’avenir, en dépit des futurs des verbes des trois dernières strophes, parce que la douleur de la souffrance amoureuse conduit à la mort : mourird’amour n’est pas seulement une image, mais devient une réalité.
Cette thématique permet de reconnaître ce poème comme appartenant au courantromantique.
II - La plainte amoureuse : Le point de vue adopté dans ce texte poétique est celui de la femme délaissée, qui, en tant que poétesse choisit une forme poétiquetrès personnelle pour exprimer sa plainte amoureuse : ce poème peut être considéré comme appartenant au genre élégiaque.
1/ La forme poétique repose sur l’emploi de quatrains : ce sont dix quatrains de pentasyllabes, qui impriment un rythme régulier à l’ensemble du poème.Cette régularité est renforcée par l’alternance constante des rimes féminines et des rimes masculines : il y a dans chaque strophe trois rimes masculines quiriment ensemble, deux plates et une croisée avec une rime féminine qui reste seule, comme la femme amoureuse délaissée par l’homme qu’elle aime encore.
Enfait cette rime féminine va de pair avec la rime féminine du quatrain suivant : c’est donc elle qui sert de lien entre chaque strophe et qui construit lecheminement du poème de strophe en strophe.
Cette rime féminine symbolise d’une certaine façon la présence de la poétesse qui est l’auteur de cette œuvre. C’est un travail poétique très approfondi qui se traduit par une versification très soignée: jamais la poétesse ne reprend un son dans un rime, qu’elle soitféminine ou masculine ; elles sont toutes uniques.
Ce travail poétique se sent aussi parce que la poétesse ne recourt jamais à des rimes pauvres (rimes portantsur 1 son), mais toujours soit à des rimes suffisantes (rimes portant sur 2 sons : cœur/bonheur ; rendu/perdu ; fait/bienfait ; enfant/défend ; là/cela ;jour/amour ; dira/plaindra), soit à des rimes riches (rimes portant sur 3 sons et 1 syllabe : fleur/couleur), soit à des rimes léonines (rimes portant sur 3 sons et2 syllabes : vôtre/autre ; même/suprême ; mère/amère ; monde/réponde ; porte/morte) dont une seule est masculine (appelerez/songerez) quand la poétessel’interpelle pour qu’il découvre sa mort.
(barrer ce qui est en italique pour le devoir).
La régularité imposée par ce cadre est associée à une certaine irrégularité : ainsi la poétesse a-t-elle fait le choix d’utiliser une forme de poème avec refrain,en quelque sorte une ballade.
Le refrain donne une rythme musical, qui entraîne le lecteur, le soutient dans la lecture des dix strophes comme dans une sorte dedanse lente.
Mais ce refrain ne se trouve pas toujours à la même place : dans la première strophe, celle de l’amour heureux, il n’existe pas.
Il apparaît ensuiteaux 1er et au 3ème vers des strophes 2 à 8, mais quand enfin l’homme se déplace pour rencontrer la femme qu’il a abandonnée, quand il accepte comme elle ledit d’être à nouveau son « ami comme avant », le rythme du refrain se déplace aux 1er et 4ème vers dans le neuvième quatrain pour indiquer par ce décalageun dernier espoir de la poétesse.
Cet espoir tombe avec la fin du poème, avec la mort de cette femme en raison de sa déception amoureuse : le rythme durefrain redevient ce qu’il était précédemment (1er et 3ème vers) indiquant que le temps continue à couler et à faire son œuvre, en dépit de sa mort et de ladouleur que l’homme doit enfin ressentir à son tour.
L’irrégularité est donnée par le vers impair, un vers de cinq syllabes, qui est rarement utilisé dans la poésie française, mais qui peut apparaître dans lespoèmes élégiaques pour traduire le sentiment de tristesse, de mélancolie.
Paul Verlaine reconnaît l’avoir utilisé en s’inspirant des textes de MarcellineDesbordes-Valmore.
Ce rythme impair traduit sans doute le chaos de la douleur dans laquelle vit cette femme abandonnée, et que la poétesse a ainsi transcrit.
2/ Ce poème est donc une longue plainte d’un amour déçu et trompé : les thématiques sont proprement élégiaques, car elles expriment les sentimentsprofonds et personnels de la poétesse.
C’est d’abord la thématique de l’ « amour » : considéré comme un « bonheur » et un « doux bienfait », il est associé au« cœur » et permet l’évocation des seules images de la nature présentes dans ce poème dans le troisième quatrain : la « feuille », la « fleur », le « fruit » et àdes associations des sens, visuelles (« la couleur ») et olfactives (« l’encens »).
L’amour est riche de vie, quand il existe. A cette thématique heureuse s’oppose celle de l’abandon développée dans une longue et unique comparaison qui occupe le cinquième quatrain et qui évoquel’abandon le plus fondamental, celui de l’enfant par sa mère : dans cet abandon, il y a peu d’images, peu de sensations, seulement le fait d’abandonner d’où lenombre important de verbes qui rappellent tous les choix de cet homme : son amour est « rendu », il a « fait », puis les verbes à la deuxième personne (laisser,savoir, appeler, songer, venir, sonner, venir, rêver…) Tout suggère que cet homme est entièrement responsable pas seulement de la séparation, mais del’abandon et de la solitude : la femme n’a comme seul témoin que Dieu (« Et Dieu voit cela »).
Et cette solitude que l’homme va découvrir après sa mort. L’atmosphère du poème est donc très triste, elle traduit un malheur très profond, total, quelque chose de désespéré, et qui ne peut s’achever que sur la mort: au fur et à mesure que le poème se déroule, on perd petit à petit l’espoir d’un quelconque bonheur.
La diversité des coupes dans les vers traduit cet état dedésespérance qui ne fait que s’accentuer.
Même au moment du bonheur amoureux, le rythme est irrégulier : ainsi dans le premier quatrain, le vers 1 (3/2) et 2(1/4) sont irréguliers, seuls les vers 3 et 4 sont similaires (2/3).
C’est tout au long du poème que les rythmes varient : des rythmes 1/4 (« Vous/ appelerez »),des rythmes 2/3 (« La feuille/et la fleur »), des rythmes 3/2 (« Et le fruit/ lui-même ») sont associés de quatrain en quatrain, et même à l’intérieur desquatrains.
La poétesse achève son poème sur la reconstitution d’une scène qu’elle imagine : le retour de l’être aimé qui vient frapper à sa porte.
C’est un songerendu de façon concrète « Vous viendrez rêvant/Sonner à ma porte », elle en fait un ami et elle introduit dans le poème un dialogue direct transcrit avec lesguillemets : « Personne ! … elle est morte » ce qui place ce poème dans quelque chose de très quotidien et ce qui est une originalité pour le genre poétique,même dans le cas d’une élégie.
Le rythme même de ce vers est lié à la ponctuation : le point d’exclamation, les points de suspension introduisent un silence,une attente et la stupéfaction, celle de la mort de la femme aimée.
Le tableau final s’achève sur la fin du dialogue entre la poétesse et l’homme aimé, et surtoutsur une question qui n’en est pas vraiment une et qui résume toute la thématique du texte : la plainte.
Lui ne sera pas à plaindre….
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