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Marcel Proust et les métamorphoses du roman

Publié le 14/01/2018

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proust

il place des jeux de mots qu'il a appris, il prend tout au pied de la lettre ; il attend, pour donner son avis, qu'on le renseigne sur la valeur du spectacle. Chez Proust, c'est l'exactitude de l'observation qui permet de radiographier, en quelque sorte, les personnages. Legrandin est aimable, fleuri et courtois ; mais, en observant avec acuité son comportement, le narrateur perçoit en lui les ravages du snobisme. Il y a, dans la chronique sociale de Proust, des scènes de comédie. Il sait passer de la verve bouffonne, parfois même un peu outrée, à l'ironie mordante ou au fin sourire de la haute comédie.

 

Il y a, dans la Recherche, une galerie de personnages qui sont, comme ceux de Balzac, des types humains dotés d'un puissant relief individuel. On y trouve aussi une peinture des mœurs de la bourgeoisie et de la noblesse. Le clan des Verdurin s'oppose au milieu des Guermantes. Cette confrontation de la bourgeoisie à prétention intellectuelle et de l'aristocratie du faubourg Saint-Germain, où le pédantisme est une faute de goût, constituait une des perspectives essentielles du Temps perdu. Le bourgeois ne craint rien autant qu'une humiliation ; le noble est assez sûr de ses titres et de sa supériorité pour pouvoir être familier. Proust allait assez loin dans l'analyse de l'esprit de clan : chaque milieu se définit par la reconnaissance implicite de valeurs communes. La Recherche prenait une portée sociologique dans la mesure où, sous l'action du temps, les << situations >> mondaines évoluent, tout comme les hommes se transforment. Charlus en venait à saluer avec empressement Mme de Saint-Euverte qu'il foudroyait jadis de son mépris. La << mère Verdurin >>, qui n'avait jamais eu accès aux salons du faubourg Saint-Germain, devenait Princesse de Guermantes. Gilberte Swann, que l'aristocratie n'avait jamais voulu reconnaître, devenait l'épouse de Robert de Saint-Loup et la nièce de la duchesse de Guermantes. La déchéance de Charlus, l'ascension de Rachel ou des Verdurin soulignait la fusion de deux milieux qui s'étaient jadis ignorés et méprisés. L'œuvre de Proust avait-elle la profonde portée sociologique de celle de Balzac ? Il serait difficile de le soutenir. On a le sentiment que Proust trouvait, dans cette évolution des valeurs sociales, une occasion supplémentaire de donner une leçon de relativisme. Il était le chroniqueur désabusé d'une société en déclin, plutôt que l'historien d'une mutation profonde.

 

La structure d’ « A la Jacques Boulenger avait écrit, en 1919 :

 

recherche du temps perdu » << L'œuvre de Proust n'est pas composée

 

si peu que ce soit >>. Comment Proust, selon le critique, eût-il pu composer, puisqu'il n'avait pas de sujet, et qu'il ne pouvait, dans ces conditions, << ranger les faits et leurs commentaires selon leur importance par rapport à un dessein >> ? Devant des objections aussi hâtives, Proust n'a cessé de demander qu'on attende que toute son œuvre ait paru pour juger de l'ensemble. Il a, à plusieurs reprises, affirmé que son grand souci avait été celui de la composition. Quand il évoquait cette composition, << se développant sur une large échelle >>, << complexe >>, << d'une rigueur inflexible bien que voilée >>, il laissait suffisamment entendre que sa construction se référait à autre chose qu'au déroulement d'une aventure ou à l'affirmation d'un caractère. Avec la Recherche du temps perdu, la conception de la composition romanesque subit un changement radical.

<< A la recherche du temps perdu, écrit

 

l’œuvre proustienne Ramon Fernandez, est à la fois l'histoire

 

d'une époque et l'histoire d'une conscience ; ce dédoublement et cette conjonction en fontlaprofonde,lasurprenante originalité >>. Il y a, d'un côté, l'observation ironique et satirique des travers d'une société ; de l'autre, une analyse prodigieusement déliée des impressions les plus ténues de la conscience et des nuances les plus subtiles de la pensée. Toute une part de la Recherche procède de l'orchestration littéraire des miracles de la mémoire affective, dont l'auteur avait trouvé les premières et fugitives expressions chez Chateaubriand, Baudelaire ou Nerval. Une autre partie de l'œuvre accordait la part belle à la peinture d'une société. Le romancier du temps devenait le chroniqueur d'un temps. On a pu soutenir que le dessein initial de Proust était purement poétique, que c'est au cours de la genèse qu'il avait donné plus de place à la peinture des milieux et des personnages ; qu'il avait été conduit à se placer sous le signe de Balzac et de Saint-Simon au fur et à mesure qu'il s'employait à brosser une vaste fresque historique et sociale. Certes, les passages les plus poétiques figurent surtout dans les premiers tomes, consacrés aux souvenirs d'enfance et de jeunesse ; et il y a, dans la Recherche, une rupture de ton entre les grâces poétiques d'une phrase très élaborée et le dépouillement d'une analyse abstraite qui envahit la plus grande partie de l'œuvre à partir du Côté de Guermantes. Nul doute que Proust ait été animé par l'ambition d'être le Balzac ou le Saint-Simon de son temps. Mais peut-on soutenir que la lecture de La Comédie humaine ou des Mémoires est venue faire dévier les intentions premières ? L'écart entre les nuances d'une sensibilité et l'exposé des lois du cœur humain a sans doute grandi à mesure que l'auteur ajoutait au dessein initial. Mais n'avait-il pas été envisagé dès sa conception ? Proust n'entendait-il pas commencer par évoquer l'exaltation poétique de l'enfance et les illusions de l'adolescence pour mieux montrer ensuite les progrès de la maturité qui

lui aussi, avec les années, a bien changé. Il est revenu de beaucoup de choses : il n'est plus dreyfusard ; il a perdu sa passion pour la littérature et les arts.

 

Les personnages de Marcel Proust sont des figures puissantes, proches de la vie par leur complexité, mais fortement caractérisées. En tant que personnages de roman, ils ne sont pas victimes de leur complexité. Ils se situent au-delà de la raideur et en deçà de l'incohérence.

 

Un roman La condamnation du réalisme. — A

 

de la génération symboliste la recherche du temps perdu constitue

 

une somme romanesque qui, par son importance, équivaut à ce qu'étaient au siècle précédent La Comédie humaine, et, à plus forte raison, Les Rougon-Macquart. Mais cette œuvre répond à des ambitions très différentes de celles que s'étaient proposées Balzac et Zola. Elle est pénétrée d'un autre esprit. Elle s'inscrit dans un vaste mouvement de réaction contre la littérature réaliste. Le Temps retrouvé contient une sévère condamnation du roman à prétention documentaire : « (. ..) La littérature qui se contente de décrire les choses, d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s'appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité >>! De Balzac à Zola, le roman avait été un << magasin de documents sur la nature humaine >>. L'ambition de faire concurrence à l'état civil paraissait vaine à un homme qui était marqué par l'esprit du symbolisme. Ses premières << proses », réunies dans Les Plaisirs et les Jours (1896), étaient aux antipodes du roman réaliste. L'auteur cherchait à saisir la qualité d'une impression un peu rare, non à proposer des renseignements sur la vie commune. Il voulait écrire de belles pages plutôt qu'apporter des documents. Il accordait au milieu, au train du monde comme il va, à l'argent, aux conditions matérielles et communes de l'existence, bien peu d'importance. On est loin, dans le Temps perdu, des soucis d'argent de La Comédie humaine ou des luttes sociales qui sont dépeintes dans Germinal.

 

La condamnation de l'idéologie. — « Je sentais, dit le narrateur, que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires qui m'avaient un moment troublé ( ...) et qui tendaient à << faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire >> et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers, et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d'insignifiants oisifs ( ...), mais de nobles intellectuels, ou des héros »! Ce n'était pas seulement la condamnation d'un art engagé, mais celle de l'idéologie au sein de l'œuvre romanesque. Ecrire des œuvres intellectuelles constituait, pour Proust, une << grossière tentation >> et une « grande indélicatesse », car « une œuvre d'art où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ». Le roman ne devait être ni une photographie de la réalité ni l'exposé d'un idéal. L'originalité et la grandeur de Proust consistait à vouloir unir le particulier et le général, le réel et la pensée. L'œuvre ne devait pas naître d'une idée préconçue, elle devait être le produit, comme disait Gide, << d'ufie fécondation du fait par

proust

« les êtres qu'il rencontrait au lieu de s'em ployer à agencer une suite d'évé­ nements imaginaires.

Les personnages proustiens, selon l'excellente formule de Jean-François Revel, « sont importants parce qu'on les voit souvent au lieu d'app araître souvent parce qu'ils sont importants >>1• Loin d'être aux prises les uns avec les autres, ils entrent successivement dans le champ de vision du narrateur.

Ce n'est pas une histoire qui les rassemble, c'est comme dans la vie, on les aperçoit, on les rencontre, on entend parler d'eux, on les revoit.

Les rencontres perdent leur valeur dramatique : Swann est un voisin de Combray ; le narrateur aperçoit pour la première fois Gilberte et Charlus au cours d'une promenade à la campa gne ; il fait la connaissance de Saint-Loup, d'Albertine et de Charlus pendant ses vacances au bord de la mer.

A Combray, il aperçoit Mme de Guermantes à la messe du dimanche ; et à Paris, il habite dans une aile de son hôtel particul ier.

Aux rappor ts d' act ion, Marcel Proust a substitué des rapports de voisinage2.

Les deux côtés de l' œuvre proustienne >.

Il y a, d'un côté, l'observation ironique et satirique des travers d'une société ; de l'autre, une analyse prodigieusement déliée des impressions les plus ténues de la conscience et des nuances les plus subtiles de la pensée.

Toute une part de la Recherche procède de l'orchestration littéraire des miracles de la mémoire affective, dont l'auteur avait trouvé les premières et fugitives expressions chez Chateaubriand, Baudelaire ou Nerval.

Une autre partie de l'œuvre accordait la part belle à la peinture d'une société.

Le romancier du temps devenait le chroniqueur d'un temps.

On a pu soutenir que le des­ sein initial de Proust était purement poétique, que c'est au cours de la genèse qu'il avait donné plus de place à la peinture des milieux et des personna ges; qu'il avait été cond uit à se placer sous le signe de Balzac et de Saint-Simon au fur et à mesure qu'il s'employait à brosser une vaste fresque historique et sociale.

Certes, les passages les plus poétiques figurent surtout dans les premiers tomes, consacrés aux souvenirs d'enfance et de jeunesse ; et il y a, dans la Recherche, une rupture de ton entre les grâces poétiques d'une phrase très élaborée et le dépouil lement d'une analyse abstraite qui envahit la plus grande partie de l'œuvre à partir du Côté de Guermantes.

Nul doute que Proust ait été animé par l'ambition d'être le Balzac ou le Saint-Simon de son temps.

Mais peut-on soutenir que la lecture de La Comé die humaine ou des Mémoires est venue faire dévier les intentions premières ? L'éca rt entre les nuances d'une sensibilité et l'exposé des lois du cœur humain a sans doute grandi à mesure que l'auteur ajoutait au dessein initial.

Mais n' avait-il pas été envisagé dès sa conception ? Proust n'entenda it-il pas commencer par évoquer l'exaltation poétique de l'en fance et les illusions de l'adolescence pour mieux montrer ensuite les progrès de la maturité qui I.

« Un roman sans romanesque », in Proust, Hachette, Génies et Réalités, p.

8o.

2.

Ibid., p.

82.. »

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