Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu. Dans un commentaire composé que vous organiserez à votre gré, vous pourrez, en particulier, montrer comment Proust renouvelle le genre descriptif en transformant une flânerie de touriste en une féerie ininterrompue.
Publié le 07/04/2011
Extrait du document
Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu des quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs, c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, avec des nuances si variées qu'on eût dit, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. Et d'ailleurs l'extrême proximité des maisons faisait de chaque croisée le cadre où rêvassait une cuisinière qui regardait par lui, d'une jeune fille qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l'ombre, de sorcière, — faisait comme une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés, de chaque pauvre maison silencieuse et toute proche à cause de l'extrême étroitesse de ces calli2. Comprimées les unes contre les autres, ces calli divisaient en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené avant le jour chez lui, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve. Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu.
L'énoncé du sujet indiquait que le commentaire pouvait être organisé au gré de chacun mais suggérait une piste intéressante en invitant à « montrer comment Proust renouvelle le genre descriptif en transformant une flânerie de touriste en une féerie ininterrompue «. Sans suivre rigoureusement cette invitation, nous en avons largement tenu compte puisque nous avons procédé à une lecture du texte à deux niveaux différents. En effet ce texte est autant la description d'une promenade solitaire, que la transfiguration par l'imagination de cette promenade et de ses éléments. Notre plan a donc été le suivant. L'introduction situe le texte dans l'œuvre de Proust, sans précision excessive et insiste déjà sur l'importance de l'imagination dans la vision de cet auteur.
«
les événements et les personnages y sont presque toujours transposés et non pas simplement racontés ) que duRoman autobiographique (mais il n'y a pas à proprement parler d'intrigue romanesque, ni de fil directeur autre quecelui des expériences successives du narrateur).
L'ouvrage entier se subdivise en sept épisodes : Du côté de chez Swann, A l'ombre des Jeunes filles en fleurs, Lecôté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, La Fugitive et enfin Le Temps retrouvé.
Dans le premiervolume, Du côté de chez Swann, se trouve le seul épisode (Un amour de Swann) qu'on puisse aisément etlogiquement isoler du reste de l'œuvre, parce qu'il se situe chronologiquement avant le début de la Recherche (cequ'au cinéma on appelle un flash-back), et aussi parce que le procédé narratif employé diffère de celui utilisé dans lereste de l'ouvrage : le récit est ici raconté par l'auteur de façon « objective », dans la tradition du roman françaisd'analyse telle qu'elle s'est développée de Madame de Lafayette à Stendhal et à Flaubert.
Nous préférons pourtantconseiller aux élèves qui voudraient prendre connaissance de l'univers proustien de lire des pages bien choisies denotre auteur plutôt que ce simple épisode qui risquerait de leur en donner une vue trop étroite.
Le talent etl'originalité de Proust méritent d'être contemplés dans toute leur ampleur.
Quitte à conseiller la lecture d'un épisodeséparé, et bien conscient des difficultés qu'on peut éprouver à prendre « en marche » un récit dont on ne connaîtpas le début, nous suggérerions plus volontiers la seconde partie de A l'ombre des Jeunes filles en fleurs (éd.
de laPléiade, tome I, pp.
642 à 955 — mais cet ouvrage existe aussi dans la collection Folio comme l'ensemble de laRecherche).
Cette partie s'intitule Noms de pays : le pays (par opposition à une autre partie qui s'intitulait Noms depays : le nom et où Proust évoquait la magie un peu mystérieuse contenue dans certains noms propres).
Proust yraconte le premier séjour du narrateur dans la plage normande de Balbec, son enchantement à la vue des jeunesfilles au bord de la mer, et présente au lecteur la plupart des personnages principaux de l'ouvrage.
L'idéal serait bien entendu de pouvoir se livrer à une lecture intégrale de A la Recherche du Temps perdu qui seulemet en perspective les différents aspects de l'art proustien et donne un sens complet aux divers épisodes.
Dansl'ordre du roman il s'agit certainement de l'œuvre la plus importante du XXe siècle français.
Mais un élève dePremière ou de Terminale a rarement les loisirs suffisants pour entreprendre une lecture aussi longue.
COMMENTAIRE COMPOSÉ
La grande œuvre de Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, se présente comme une longue narration danslaquelle l'écrivain évoque, en les transposant le plus souvent, les éléments importants de son existence.
On ne saittrop s'il faut parler de roman ou de mémoires, tant le réel et l'imaginaire se mêlent étroitement dans ce récit.
L'imagination est en effet l'une des caractéristiques fondamentales de la psychologie du narrateur.
A cause de lavivacité de cette faculté, celui-ci est bien souvent déçu par une réalité qui ne sait pas se montrer à la mesure deses rêves; mais il arrive aussi — plus rarement, il est vrai — que la découverte d'un lieu longtemps désiré répondepleinement à l'attente de l'écrivain.
C'est le cas de Venise, lors du seul voyage à l'étranger évoqué au cours de la Recherche.
Tout au long de sonouvrage, Proust, — ou plutôt le narrateur, car l'auteur et son principal personnage ne coïncident pas exactement —,a évoqué le désir vif et persistant qu'il avait de découvrir cette ville dont le nom seul suffisait à le faire rêver dèsson plus jeune âge.
A plusieurs reprises, le projet a été caressé de se mettre en route pour la lagune, mais diversobstacles, la maladie d'abord, les obligations d'une vie commune difficile avec son amie Albertine ensuite, viennentempêcher la réalisation de ce désir.
Ce n'est qu'un peu après la mort accidentelle d'Albertine, à une époque de sa vie où il est, particulièrementbouleversé et cherche l'oubli de cet amour, que le narrateur, emmené par sa mère, passe enfin quelques semainesdans la cité des Doges.
Il la visite avec enthousiasme, tant de jour que de nuit, cherchant à découvrir dans cetteville célèbre aussi bien les splendeurs de l'architecture et de l'art, qu'une vie plus quotidienne et moins bien connuedes voyageurs étrangers.
Mais l'observation de la réalité est aussi pour lui l'occasion d'unir ces deux aspects, de mêler l'art et la vie.
C'est cedont il nous fait part dans une page où il raconte ses promenades nocturnes dans la ville : il ne se borne pas àdécrire froidement la réalité qu'il observe, mais à chaque moment, il cherche aussi à la transfigurer au gré de sonimagination artistique.
Les promenades durant la journée ne réussissent pas à calmer l'enthousiasme du narrateur.
Son besoin dedécouverte persiste après le coucher du Soleil, quand la plupart des voyageurs ont regagné leur hôtel, et enparticulier sa mère, avec qui il parcourt la ville pendant le jour.
C'est pourquoi il continue seul son exploration le soir: « le soir, je sortais seul ».
Le simple usage de l'imparfait nous laisse entendre que ce noctambulisme n'était pasoccasionnel mais s'était érigé en habitude quotidienne.
Ce « soir » auquel se réfère Marcel Proust est d'ailleurs imprécis et commence à vrai dire assez tôt, puisqu'au débutde ses promenades, « le soleil donne [encore] les roses les plus vifs [et] les rouges les plus clairs » ; mais la soiréese poursuit, et l'éclairage change, passant des chaudes teintes du crépuscule à celles plus indécises de « l'ombre »où l'on « devine » les formes plus qu'on ne les voit, et où finalement la clarté blafarde de la Lune devient l'uniquesource de lumière : la place inattendue où parvient inopinément le narrateur, vers la fin du texte, entourée de ses «charmants palais », est « pâle de clair de lune ».
On peut donc penser que les promenades solitaires de l'auteur nesont pas seulement fréquentes mais possèdent aussi une durée assez longue..
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