Marcel Proust (1871-1922), Du coté de chez Swann [Le petit morceau de madeleine]
Publié le 27/12/2019
Extrait du document
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arreté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infu-sion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut* être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eut permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des etres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
(Marcel Proust, Du côté de che% Swann, 1913.)
Le passage est extrait du début du premier tome de l’œuvre. Le narrateur, adulte, goûtant un soir d’hiver un morceau de madeleine trempé dans du thé, éprouve un plaisir délicieux dont il essaie de comprendre la cause. Il sent qu’un souvenir lointain cherche à faire surface.
Idée directrice
L’analogie entre deux sensations provoque l’émergence du passé dans le présent.
Structure du texte
Le processus se déroule en deux temps :
- Le pénible effort de remémoration (1. 1 à 15).
- La révélation de la mémoire involontaire et l’analyse des caprices du souvenir (1. 14 à 40).
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