Manon Lescaut - CL 5 – la première rencontre avec Manon ou les promesses d’un récit romanesque
Publié le 30/12/2023
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CL 5 – la première rencontre avec Manon ou les promesses d’un récit romanesque
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Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre.
Ce n’est rien, monsieur, dit-il ; c’est une
douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au Havre-de-Grâce, où
nous les ferons embarquer pour l’Amérique.
Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est
apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans.
J’aurais passé après cette
explication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de
l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait
horreur et compassion.
De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je.
Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle,
et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de
mon cheval, que je laissai à mon palefrenier.
J’entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis
en effet, quelque chose d’assez touchant.
Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six à
six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa
condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne de premier rang.
Sa tristesse
et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu que sa vue m’inspira du respect
et de la pitié.
Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre,
pour dérober son visage aux yeux des spectateurs.
L’effort qu’elle faisait pour se cacher était
si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.
Comme les six gardes qui
accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en
particulier et je lui demandais quelques lumières sur le sort de cette belle fille.
Il ne put m’en
donner que de fort générales.
Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il, par ordre de M.
le
Lieutenant général de Police.
Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été enfermée pour ses
bonnes actions.
Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle s’obstine à ne me rien
répondre.
Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse
pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que
ses compagnes.
Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que
moi sur la cause de sa disgrâce ; il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de
pleurer.
Abbé Prévost, Manon Lescaut, première partie
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Introduction
Ce roman est l’œuvre à laquelle on réduit bien souvent Prévost, auteur pourtant prolifique.
On
oublie notamment que Manon Lescaut est l’un des tomes d’un plus grand ensemble, intitulé
Mémoires et aventures d’un homme de qualité.
Et l’on oublie aussi que le titre intégral de ce
roman, qui de l’aveu de l’auteur se distingue des autres tomes et peut se lire à part, est
L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut.
C’est donc le personnage féminin
qui a été retenu, personnage sulfureux au charme sans pareil, et qui pourtant est bien souvent
absent du récit et sans cesse vu à travers les yeux des autres.
Mais ne serait-ce pas parce que
Manon, comme cet extrait semble le révéler, concentre en elle une grande part de la force
romanesque de l’œuvre ?
Cet extrait qui fait partie de l’incipit nous permet de faire la rencontre de Manon, déjà placée
sous le signe du mystère, et dotée d’un attrait irrépressible.
Nous faisons aussi la rencontre des
deux narrateurs : le premier, le marquis de Renoncour, l’ « homme de qualité » qui rédige ses
mémoires, et le second, des Grieux, qui s’apprête à raconter ses aventures avec Manon.
Renoncour est de passage à Pacy, lieu de sa première rencontre avec des Grieux, il ne quitte
pas souvent sa demeure mais des affaires l’ont envoyé à Rouen.
Manon est déjà ici un
personnage au centre du texte et qui pourtant échappe à tous.
Lecture.
Nous nous demanderons alors en quoi Manon est-elle la promesse d’un récit romanesque ?
I.
Un spectacle pathétique ; II.
Un portrait lacunaire qui contient pourtant déjà tout le
personnage ; III.
La curiosité piquée au vif
I.
Un spectacle pathétique
Le narrateur est attiré par l’effervescence qui agite le bourg de Pacy, et le conduit vers une
« mauvaise hôtellerie », dans laquelle il n’aurait sans doute jamais mis les pieds, étant donné
son rang de marquis.
La curiosité du narrateur se lit dans la première phrase, dont la modalité
injonctive (« Je le priai ») cache une question.
Cette curiosité a été piquée par le « désordre »,
terme qui n’est pas anodin car au sens figuré il possède une connotation morale et renvoie
plus tard dans le récit à la vie débauchée de des Grieux.
La rencontre avec Manon est alors
déjà placée sous le signe du hasard ou du destin, mais aussi de la dépravation ou de la
marginalité.
C’est ce que confirme la réponse de l’archer qui justifie ce « désordre » par l’arrivée de
prostituées dans la ville.
Ces femmes sont désignées par la périphrase « filles de joie ».
Cette
formule figée tient aussi lieu d’euphémisme et indique donc que la condition de ces individus
choque la pudeur : cette expression reflète le regard de la société sur ces femmes.
La façon
dont elles sont évoquées confirme ce jugement qui met à l’écart et méprise, cf.
les présentatifs
« ce », « c’est « , le nom « douzaine » et le pluriel qui les laisse dans l’indétermination.
Les
indices spatiaux « Havre de Grâce » et « Amérique » confirment la réaction de la société face
à ces marginales : elle les rejette (+ contexte historique).
Ces deux toponymes constituent par
ailleurs une prolepse, qui installe déjà un récit jouant sur les attentes du lecteur et attisant
sa curiosité.
Or cette dernière est placée au cœur du texte : le terme « curiosité » apparaît dans
les paroles rapportées de l’archer, et semble révélateur du récit qui s’ouvre à nous : la
curiosité est centrale, tout est fait pour l’éveiller, et la mettre en scène : la curiosité des
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gens du village semble être le relais de celle du narrateur, lui-même relais de notre propre
curiosité.
Un tel spectacle n’est pas digne du narrateur, homme de qualité auquel l’archer s’est exprimé
avec respect (cf.
apostrophe « monsieur »).
Et pourtant, il va comme tous les autres badauds
se glisser dans la foule pour voir ces femmes.
L’inconvenance de la situation est soulignée par
le besoin de justification exprimée par le narrateur dans une subordonnée circonstancielle de
condition : « J’aurais passé après cette explication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations
d’une vieille femme ».
Cette femme offre une autre figure de spectateur (une figure
féminine, très empathique, après celle masculine de l’archer, assez froid), et associe Manon à
un objet de « spectacle ».
Une équivalence semble alors apparaître entre Manon et le récit:
tous deux piquent la curiosité, et tous deux sont dotés du pouvoir d’émouvoir.
L’intervention
de la vieille femme est en effet marquée par la tonalité pathétique (« exclamations », « en
joignant les mains », « criant », « une chose barbare », « fendre le cœur »).
Or c’est ce pathos
qui justifie la curiosité du marquis de Renoncourt.
Par ailleurs, l’emphase et l’anaphore
(« c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion ») soulignent un
autre effet d’annonce : la tonalité du récit et la condition du personnage de Manon, toutes
deux tragiques.
En effet, « (l’) horreur et (la) compassion » désignent les deux sentiments que
doit inspirer un personnage tragique.
La puissance du spectacle pathétique au cœur duquel se trouve Manon est mise en avant
dans la dernière réplique de cette vieille femme (cf.
l’interjection, la modalité exclamative,
l’hyperbole : « Ah ! (…) fendre le cœur »).
Ce pouvoir, qui agit sur....
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