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[L'utopie d'Eldorado] CANDIDE DE VOLTAIRE (lecture analytique du chapitre XVIII)

Publié le 05/07/2011

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Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri; après quoi les grands officiers et les grandes 5 officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière; si on léchait la poussière de la salle; en un mot, quelle était la cérémonie. «L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. « Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique. Après avoir parcouru, toute l'après-dînée, à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.

La visite d'Eldorado introduit une pause dans un récit dont le rythme était jusque-là rapide et trépidant. A la frénésie du début succède le repos, et à l'action la description. Candide et son valet contemplent dans l'émerveillement un monde qui apparaît comme le contraire du monde qu'ils connaissent. Cet épisode, par la place qu'il occupe au centre du roman, joue un rôle capital dans l'évolution de Candide. Pour le montrer, nous étudierons d'abord la façon dont Voltaire met en place une lecture critique d'Eldorado; nous verrons ensuite en quoi ce pays est une utopie ; et enfin nous nous interrogerons sur la fonction de cette utopie dans le roman.

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« objectivement de la manière dont les convenances doivent être respectées.

Enfin, le regard de Candide sur lasociété d'Eldorado n'a aucune valeur critique : il met tout sur le même plan.

A propos des «bons mots du roi»,Voltaire écrit : «De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins» (l.

41-43).

Cela revient àdire que Candide ne fait pas de différence entre «les bons mots du roi» et les institutions politiques ou «le palais dessciences» (l.

31).Les voyageurs ne perçoivent donc pas à sa juste valeur le sens de ce qu'ils découvrent : ils n'en ont qu'une vuesuperficielle et candide.

Mais comme dans le reste du roman, cette candeur a un rôle de révélateur : elle a pourfonction de bien mettre en valeur le monde qu'ils visitent et d'inviter le lecteur à percevoir le contenu philosophiquedu texte.

A cet égard, il faut noter que Cacambo perd ici curieusement son ingéniosité habituelle, pour devenir unsimple double de Candide : c'est lui qui fait preuve de naïveté sur la manière de saluer le roi (l.

10).

Cedédoublement prouve en fait l'importance que Voltaire assigne dans ce texte à la fonction critique de la candeur.

Ilnous engage en effet, au-delà du merveilleux, à lire dans le récit d'Eldorado la description d'une utopie. [La description d'une utopie] L'étude de la structure du passage nous renseigne sur son sens.

Cette structure est chronologique : la visites'étend sur la durée d'une «après-dînée» [au dix-huitième siècle, partie de la journée qui suit le repas de midi appeléalors «dîner»].

Elle comprend quatre étapes : toilette des voyageurs (l.

1 à 4), salut au roi (l.

4 à 18), découvertede la ville (l.

19 à 33), souper chez le roi (l.

34 à 43).

Le passage d'un épisode à l'autre est bien marqué dans letexte par des expressions temporelles : «après quoi» (l.

4), «En attendant» (l.

19), «Après avoir parcouru» (l.

34).Or ce type de composition, où un voyageur découvre peu à peu un monde nouveau, est celui des livres, nombreux àl'époque, qui décrivent une «utopie».

Le mot a une double étymologie grecque : il peut venir de eutopie : «le paysoù tout est parfait», mais aussi de ouîopie : «le pays qui n'existe pas».

Il a été forgé par l'Anglais Thomas More quipublia en 1516 un livre intitulé précisément L'Utopie.

Cet ouvrage rapporte le récit d'un voyageur qui a visité un paysimaginaire où un régime politique idéal gouverne un peuple heureux.

Tout est passé en revue dans le moindre détail :institutions, mœurs, religion, organisation du travail...

Or Eldorado répond à ce schéma, et il est possible d'endégager les grands traits.Politiquement, le pays est gouverné par une monarchie de type libéral, c'est-à-dire favorable à la libre expressiondes pensées politiques, religieuses ou philosophiques.

Le roi n'a rien d'un souverain autoritaire et les rapports dehiérarchie sont assouplis : il est facile de l'aborder et de s'entretenir avec lui.

Il reçoit les voyageurs «avec toute lagrâce imaginable» (l.

17).

Par ailleurs, il ne fait peser aucune tyrannie sur ses sujets, puisque palais de justice etprisons n'existent pas (l.

26 et 29).

Cela veut dire aussi absence d'antagonismes sociaux et donc de délits.L'harmonie règne en effet entre les gens : pas de nobles et pas de différence entre les sexes : on trouve «vingtbelles filles» dans la garde du roi (l.

1) et de «grandes officières» aux côtés des «grands officiers» (l.

4).

Une grandeplace est accordée aussi à la vie sociale et à la courtoisie : le roi invite aussitôt ses hôtes à souper (l.

17-18).

Lacomplicité et la gaieté des habitants se manifestent encore dans la pratique du «bon mot», plaisanterie subtile quinécessite la complicité des interlocuteurs (l.

40).L'utopie d'Eldorado apparaît en outre comme une civilisation essentiellement urbaine.

Le principe en est, comme ilest dit au chapitre XVII (cf.

ci-dessus, p.

32), de joindre «l'utile» à «l'agréable».

Pour cela, l'espace est agrandi parde longues perspectives : «édifices publics élevés jusqu'aux nues» (l.

19-20), «marchés ornés de mille colonnes» (l.20), «grandes places» (l.

23), «galerie de deux mille pas» (l.

31); les relations commerciales prennent une formeesthétique : «les marchés» sont «ornés de mille colonnes» (l.

20); le grand nombre des fontaines (l.

21) et lespavés odoriférants (l.

24) créent un climat de fraîcheur et de propreté.Sur le plan culturel enfin, Eldorado consacre de grands moyens à la science et à la recherche : on peut y voir «unegalerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique» (l.

31-33).Cette civilisation atteint donc une forme de perfection.

Elle permet en fait à Voltaire d'exprimer, par le moyen de lafiction, ses propres aspirations : monarchie libérale, urbanisme et urbanité, développement des sciences.

Une partiede l'idéal de la philosophie des Lumières s'y trouve rassemblée.La description de cette utopie n'est cependant pas gratuite, et il importe pour conclure de se demander quelle enest la fonction.[Fonction de l'utopie d'Eldorado]Cette utopie a d'abord une fonction critique : en présentant un monde idéal, elle met indirectement en évidence lesinsuffisances et les imperfections de la société du dix-huitième siècle; c'est une façon pour Voltaire d'attaquer cettesociété et de la remettre en question.

Il s'élève d'abord, en faisant le portrait d'un souverain libéral, contre lamonarchie absolue des rois de France, qui représente pour lui une tyrannie insupportable.

Eldorado, où règnent lajustice et la générosité, où tribunaux et prisons n'existent pas, révèle en creux l'arbitraire et le fanatisme de lajustice royale.

Par sa longue description de la ville, ce texte est par ailleurs une amusante critique de l'urbanismeanarchique de Paris.

Les pavés qui sentent le «girofle» et la «cannelle» renvoient ironiquement à la puanteur et à lasaleté des rues de la capitale à cette époque (l.

24).

En soulignant enfin le plaisir de Candide au «palais dessciences» (l.

31), Voltaire rappelle qu'il est un défenseur acharné de la culture et du progrès; associé aux écrivainsde Y Encyclopédie [célèbre ouvrage de vulgarisation scientifique et philosophique sous la direction de Diderot etd'Alembert], il s'insurge contre toutes les formes d'obscurantisme [hostilité du pouvoir royal et religieux à la diffusionde l'instruction et de la culture dans le peuple].Reste à nous interroger sur le sens de cette fiction dans l'évolution intellectuelle de Candide.

Sa place au milieu duroman montre déjà qu'elle n'est pas un aboutissement, mais seulement une étape.

Par ailleurs, l'utopie d'Eldoradon'est qu'esquissée, à la différence des utopies, comme celle de Thomas More, qui décrivaient minutieusement lefonctionnement de leur société idéale : répartition des terres, des impôts, des tâches, composition des pouvoirs,. »

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