Louis ARAGON, Le Roman inachevé, extrait de « Prose du bonheur et d'Elsa »: Que serais-je sans toi
Publié le 18/10/2010
Extrait du document
(Refrain) Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement J'ai tout appris de toi sur les choses humaines Et j'ai vu désormais le monde à ta façon J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines Comme au passant qui chante on reprend sa chanson J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson (Refrain) J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne Qu'il fait jour à midi qu'un ciel peut être bleu Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux Tu m'as pris par la main comme un amant heureux (Refrain) Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes N'est-ce pas un sanglot de la déconvenue Une corde brisée aux doigts du guitariste Et pourtant je vous dis que le bonheur existe Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues Terre terre voici ses rades inconnues (Refrain)
• Vous ferez de ce poème (qui a été mis en musique) un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, sans dissocier le fond de la forme, montrer par quels procédés littéraires l'auteur exprime, de façon originale, la transformation d'un être touché par l'amour dans sa relation à l'être aimé et au monde.
On étudiera de près l'aspect poétique du texte, l'alliance de la modernité et de la tradition, la musicalité, etc. On montrera comment un thème banal de la poésie lyrique (la rencontre amoureuse, la présence de la femme, etc.) est revivifié ici. On sera attentif à la signification profonde de l'extrait (étudier à ce propos les deux derniers vers) : quel rôle est assigné au poète ? À la femme ? Quelles sont les vertus de l'amour ?
- I. Le poète : de l'homme ancien à l'homme nouveau :
- le réveil du poète endormi ; - l'ignorant qui réapprend ; - le damné sauvé de l'enfer.
- II. La femme :
- une femme qui agit et choisit ; - restée plus proche des choses, et plus simple ; - une main secourable.
- III. Les vertus de l'amour :
- retour aux sources : amour et poésie, ancien et nouveau ; - le bonheur existe ; - l'amour n'est pas fuite, mais ouverture au monde.
«
poésie n'est pas amoureuse, qu'à côté de la poésie lyrique existe, ou existait, une poésie didactique ouphilosophique ou satirique et que même le lyrisme peut évoquer d'autres sentiments que celui-là, malgré tout, onassocie poète et amoureux.
Quand, en plus, le poète utilise le terme de « chanson » et se sert de « refrains »,l'association est encore plus inévitable.
Ainsi en est-il dans la Prose du bonheur d'Elsa extraite du Roman inachevé où le poète Louis Aragon raconte ce qu'il doit à Elsa, la femme qu'il aime : comment elle lui a permis de devenir unhomme nouveau, quel rôle elle a joué et quelles sont les vertus de l'amour.
Le poète nous montre d'abord, par quelques allusions éparses, la personnalité qu'il avait « avant » puisque,désormais, le temps se divise en deux parties : celui d'avant la rencontre et celui d'après.
À l'homme ancien (le «vieil homme » dont parlent les Évangiles, invitant les lecteurs à s'en dépouiller au plus vite ?), succède l'hommenouveau régénéré par l'amour d'une femme Auparavant donc, l'homme solitaire ou mal aimé, ou mal aimant, estcette créature déboussolée et errante qu'évoque le refrain, à la structure proche d'une chanson populaire.
Lesanaphores lancinantes (« que serais-je sans toi ») évoquent avec insistance l'importance du changement : le «coeur au bois dormant » s'est éveillé comme la Belle du conte de Perrault auquel le vers d'Aragon se réfère dans uneformule à la fois archaïque, recherchée et très simple dans sa signification.
L'être ancien était donc ce cœur vide,hors du temps, semblant dormir d'un sommeil perpétuel : « cette heure arrêtée au cadran de la montre », commeces pendules dont les aiguilles cessent de tourner à cause d'une catastrophe qui les immobilise et qui fixent pourtoujours l'heure du séisme ou du malheur.
« Cette heure arrêtée » c'est la vie sans but, la vie sans perspectives,comme morte, car absente au monde ; vie qui n'est pas un flux continu, large, irrésistible comme le flot, parexemple, de la parole poétique qui s'épanouit ici, mais un « balbutiement » que rappelle le dernier vers du refrain.
«Ce balbutiement », « cette heure », tous ces mots, par remploi du démonstratif, renvoient ce passé bien loind'aujourd'hui.
Autrefois encore, s'il faut en croire la suite du poème, l'homme ne savait rien : « j'ai tout appris de toi ».
Comme sila vie d'avant était vie d'ignorance, de néant, coupée de toute racine humaine ou terrestre.
« J'ai tout appris »revient quatre fois dans la première et la deuxième strophe et montre la métamorphose brutale de l'aveugle et dusourd en une sorte de voyant qui semble regarder pour la première fois « les choses humaines » ou « dans le ciel lesétoiles lointaines » ; les choses les plus proches comme les plus éloignées, l'eau des fontaines comme le reflet desétoiles ; les sensations les plus délicates et les plus secfètes, comme le « sens du frisson », aux plus clairesévidences : « qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu » car ce sont souvent les choses les plus apparentesque l'on ne voit pas lorsqu'on ne veut, ou qu'on ne sait, plus voir.
Autrefois encore, le poète était cet homme de doute, cet homme desséché par le scepticisme, mangé par sonépoque, cet « enfer moderne » où disparaissent les valeurs les plus sacrées, comme celle de l'amour, où sombrentles croyances les mieux ancrées, comme la foi dans le bonheur.
Il réapprend, en somme, « ce que c'est qu'être deux».
On peut bien parler ici de renaissance, qui permet au poète d'affirmer, lui qui jusque-là doutait « que le bonheurexiste » et de le dire avec simplicité et autorité, comme on annonce au monde une grande et bonne nouvelle.Malgré ce que lui-même semblait croire (« Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes.
»).
Le pessimisme n'estplus de mise.
Une présence secourable a transformé la défaite en victoire, la tristesse en bonheur éclatant.
Or, cesalut, c'est une femme qui vient le donner au poète.
C'est la femme qui, d'un bout à l'autre du poème, joue, en effet, un rôle actif : « Que serais-je sans toi qui vins àma rencontre.
» Le vers est clair : il n'y a pas de hasard.
La rencontre était désirée, c'était un choix : la femmevient à la rencontre de l'homme, c'est elle qui agit et décide librement.
De même, un peu plus loin dans le poème,c'est elle qui l'a « pris par la main » insiste Aragon.
Il y a, là encore, un geste autoritaire, un acte de salut.
C'estbien la femme, seulement désignée ici par le pronom « toi » (répété une bonne dizaine de fois dans les deux premierssizains, sous des formes diverses), qui est au centre du texte.
Femme anonyme ici, mais dont on sait bien qu'elles'appelle Elsa pour le poète.
Mais cette Elsa, pour le lecteur, est bien autre chose que la personne réelle à laquellele prénom est censé renvoyer : l'éciivain Elsa Triolet.
Elsa, c'est l'incarnation de la femme par excellence.
Non une femme passive, soumise, seulement attentive auxdésirs de l'homme, mais au contraire beaucoup plus forte que lui, peut-être parce qu'elle a su rester plus près deschoses simples et de la nature.
« J'ai tout appris de toi » : elle est bien la maîtresse, celle qui enseigne un savoir(même si ce savoir n'est naturellement pas scolaire), une morale, une vision du monde, qu'elle fait partager.
« Et j'aivu désormais le monde à ta façon » : non parce qu'elle domine par son statut social, mais parce que ce point devue est juste et qu'il s'impose clairement à celui qui, enfin, sait utiliser ses oreilles pour entendre et ses yeux pourregarder autour de lui au lieu de s'enfermer dans sa tour d'ivoire de solitude.
Mais cet enseignement n'est possible que parce que la femme est une créature qui sait rester à l'écoute du mondeet de l'univers.
Les comparaisons sont, à cet égard, très révélatrices : « J'ai tout appris de toi comme on boit auxfontaines ».
La femme est, ici comme souvent, associée à l'eau, à la rivière ou à la fontaine, qui évoquent lejaillissement de la vie et qui, naturellement, font penser à une sorte de retour aux sources, loin de « l'enfer moderne» qui, non seulement détruit les relations humaines, mais détruit même l'espérance en insufflant à ses victimes dessentiments pessimistes.
Le « message » que transmet Elsa est en même temps quelque chose de limpide et de clair,comme de l'eau de roche.
C'est, en fait, l'univers qu'elle apprend à déchiffrer : l'eau, le ciel et les étoiles lui sontassociés.
Elle devient, en quelque sorte, une étoile qui guide l'heureux élu, l'amant, dans sa nuit et éclaire sa route.Tout cela, enfin, s'opère de façon naturelle immédiate : cet apprentissage n'est pas d'ordre rationnel.
Nul besoin icid'être convaincu par des arguments : le langage d'Elsa est un langage direct, celui du corps..
»
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