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Livre et télévision - Pierre Veilletet

Publié le 09/08/2014

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Pierre Veilletet

(SUD-OUEST DIMANCHE, 7 FÉVRIER 1993)

La littérature n'a rien à attendre de la télévision

Une enquête officielle de plus' quantifie ce qu'il est aisé de constater tous les jours autour de soi : non seulement la jeunesse ne trouve plus du tout grisant de voler des livres, mais elle ne voit pas la nécessité de les lire. En vingt ans, la lecture chez les étudiants a baissé de 30 %. Plus de

5 deux sur trois reconnaissent ne lire « jamais ou rarement « les classiques, si bien qu'ils ne savent pas rendre sa Mare au diable à George Sand, ni ses Trois mousquetaires à Dumas. S'agit-il de « se détendre « ? 9 % seule­ment choisissent un livre. 41 % s'installent devant un écran de télévision.

Dans ces conditions, et sans même tenir compte de la progression avé‑

10 rée de l'illettrisme, on peut trouver surprenant que ladite télévision fasse encore cas du livre. Plus étonnant encore : le déplacement d'une émission littéraire, on ne parle pas de son arrêt, déchaîne les passions. C'est Rimbaud qu'on ampute de l'autre jambe2, c'est Victor Hugo qu'on assas­sine, c'est la littérature elle-même qu'on égorge lorsqu'on touche à un

15 cheveu de Rapp ou de Pivot !

De quelque côté qu'on l'examine, cette spécialité française nous entraîne en plein illogisme. Nulle part ailleurs on ne songerait à associer livre et télé, ni surtout à imputer à la seconde des devoirs envers le pre­mier. Pourquoi vouloir concilier boucan télévisuel et littérature, laquelle

P.0 relève de l'expérience intérieure et solitaire ? (...)

L'expression « émission littéraire « est d'ailleurs abusive. Elle recouvre un simple talk-show où des auteurs viennent s'entretenir des dernières parutions et des tendances de la mode. Nouvelle incohérence. Qu'est-ce qui importe dans un livre : ce qu'on en dit ou ce que dit le livre ? Tout vrai

5 lecteur sait par surcroît que plus la valeur littéraire d'un ouvrage est forte et moins celui-ci a besoin de la télévision puisqu'il s'inscrit dans un mode de propagation et dans une permanence qui n'ont que faire du coup de projecteur des plateaux. Nul ne regrettera que les figures et les oeuvres de Nabokov, de Lévi-Strauss, de Braudel ou de Dumézil aient touché un

,o public élargi en paraissant à l'écran, mais enfin, ce n'est pas ce qui déter­minera la postérité en leur faveur.

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RÉSUMÉ-VOCABULAIRE-DISCUSSION

S'il ne s'agit du livre qu'en tant que bien de consommation culturel, l'émission la plus appropriée s'appelle « Un livre par jour « (France 3) où, en cinq minutes, Olivier Barrot donne au consommateur de bonnes rai‑

35 sons d'acheter un ouvrage. Or, il se trouve que cet estimable rendez-vous ne passionne pas les défenseurs du livre à la télé. Ils n'en tiennent que pour Pivot-Rapp-PPDA ; quel est le meilleur ? Le plus sympathique ? Quel est celui qui lit les livres et celui qui se contente des prières d'insé-rer3 ?

40                           Plutôt que de littérature, parlons d'expiation4. La télévision est née chez nous avec le complexe de l'écrit. Peu à peu, elle lui a dérobé son autorité et, si j'ose dire, son temps de parole. Par contrecoup, un sentiment de cul­pabilité lui a inspiré des dédommagements minutés : messieurs les édi­teurs, messieurs les libraires, puisque nous vous avons volé des clients,

45 voici des émissions où nous assurons gratuitement la promotion de vos produits.

(...) Les intéressés s'accrochent à leur compensation — sans d'ailleurs noter qu'une « émission littéraire «, c'est encore du temps pour la T.V., non pour la lecture.

50 Quant aux auteurs eux-mêmes, qui pour la plupart méconnaissent ou méprisent la télé, ils tiennent malgré tout à ces émissions bien faites pour flatter leur immémoriale vanité. Pour certains, c'est comme un club. Peu importe le nombre de chaînes et les programmes, du moment qu'ils retrouvent leur siège chez Pivot. L'attachement au système prouve au

55 moins ceci : le statut d'écrivain demeure dans ce pays un fantasme national. C'est si vrai que même les téléspectateurs qui ne regardent pas Pivot l'adorent ; que l'émission de Poivre d'Arvor semble ne servir qu'à conférer à son présentateur la dignité d'homme de lettres ; que la plus sotte et la plus grassement payée des vedettes de télé considère que sa

60 gloire est incomplète tant qu'elle n'a pas apposé son nom sur la couver­ture d'un livre — fût-il rédigé par un nègres.

Je parie, sans trop m'exposer, que cette anomalie française est condam­née. Le complexe initial se résorbe et la télévision de marché tolèrera d'autant moins d'exception à la règle de l'audience qu'elle ne jugera

65 même plus utile de donner de temps à autre des gages culturels. L'écrit et a fortiori la littérature n'ont rien à attendre de la télévision.

1. « Les jeunes et la lecture «, dossiers Éducation et formation, janvier 1993, ministère de l'Éducation et de la Culture.

2.  Malade, Rimbaud dut être amputé d'une jambe peu avant sa mort.

3.  Brève présentation du livre figurant le plus souvent en quatrième de couverture.

4.  Peine infligée en compensation d'une faute.

 

5.  Personne qui prépare ou rédige un travail littéraire, scientifique ou artistique pour autrui.

Que pensez-vous de la dernière phrase du texte : « L'écrit et a fortiori la littérature n'ont rien à attendre de la télévision « ?

« RÉSUMÉ-VOCABULAIRE-DISCUSSION S'il ne s'agit du livre qu'en tant que bien de consommation culturel, l'émission la plus appropriée s'appelle« Un livre par jour» (France 3) où, en cinq minutes, Olivier Barrot donne au consommateur de bonnes rai- 35 sons d'acheter un ouvrage.

Or, il se trouve que cet estimable rendez-vous ne passionne pas les défenseurs du livre à la télé.

Ils n'en tiennent que pour Pivot-Rapp-PPDA ; quel est le meilleur ? Le plus sympathique ? Quel est celui qui lit les livres et celui qui se contente des prières d'insé­ rer3? 40 Plutôt que de littérature, parlons d'expiation 4 • La télévision est née chez nous avec le complexe de l'écrit.

Peu à peu, elle lui a dérobé son autorité et, si j'ose dire, son temps de parole.

Par contrecoup, un sentiment de cul­ pabilité lui a inspiré des dédommagements minutés : messieurs les édi­ teurs, messieurs les libraires, puisque nous vous avons volé des clients, 45 voici des émissions où nous assurons gratuitement la promotion de vos produits.

( ...

) Les intéressés s'accrochent à leur compensation -sans d'ailleurs noter qu'une « émission littéraire », c'est encore du temps pour la T.V., non pour la lecture.

50 Quant aux auteurs eux-mêmes, qui pour la plupart méconnaissent ou méprisent la télé, ils tiennent malgré tout à ces émissions bien faites pour flatter leur immémoriale vanité.

Pour certains, c'est comme un club.

Peu importe le nombre de chaînes et les programmes, du moment qu'ils retrouvent leur siège chez Pivot.

L'attachement au système prouve au 55 moins ceci : le statut d'écrivain demeure dans ce pays un fantasme national.

C'est si vrai que même les téléspectateurs qui ne regardent pas Pivot l'adorent; que l'émission de Poivre d' Arvor semble ne servir qu'à conférer à son présentateur la dignité d'homme de lettres ; que la plus sotte et la plus grassement payée des vedettes de télé considère que sa 60 gloire est incomplète tant qu'elle n'a pas apposé son nom sur la couver­ ture d'un livre -fût-il rédigé par un nègre 5 • Je parie, sans trop m'exposer, que cette anomalie française est condam­ née.

Le complexe initial se résorbe et la télévision de marché tolèrera d'autant moins d'exception à la règle de l'audience qu'elle ne jugera 65 même plus utile de donner de temps à autre des gages culturels.

L'écrit et a fortiori la littérature n'ont rien à attendre de la télévision.

1.

" 4es jeunes et la lecture "• dossiers Éducation et formation, janvier 1993, ministère de !'Education et de la Culture.

2.

Malade, Rimbaud dut être amputé d'une jambe peu avant sa mort.

3.

Brève présentation du livre figurant le plus souvent en quatrième de couverture.

4.

Peine infligée en compensation d'une faute.

5.

Personne qui prépare ou rédige un travail littéraire, scientifique ou artistique pour autrui.

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