L'inquiétude d'une mère - Colette, La Maison de Claudine
Publié le 09/03/2011
Extrait du document
Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l'ail sauvage d'un ravin lointain ou la menthe des marais masqués d'herbe. La poche mouillée d'un des garçons cachait le caleçon qu'il avait emporté aux étangs fiévreux, et la « petite «, fendue au genou, pelée au coude, saignait tranquillement, sous des emplâtres de toiles d'araignée et de poivre moulu, liés d'herbes rubannées... — Demain, je vous enferme! Tous, vous entendez, tous! Demain... Demain, l'aîné, glissant sur le toit d'ardoises où il installait un réservoir d'eau, se cassait la clavicule, et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu'on vint l'y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres et rapportait avec modestie un œuf violacé entre les deux... — Où sont les enfants? Deux reposent. Les autres, jour après jour, vieillissent. S'il est un lieu où l'on attend après la vie, celle qui nous attendit tremble encore, à cause des deux vivants. Pour l'aînée de nous tous, elle a du moins fini de regarder le noir de la vitre le soir : « Ah! je sens que cette enfant n'est pas heureuse... Ah ! je sens qu'elle souffre... « Pour l'aîné des garçons, elle n'écoute plus, palpitante, le roulement d'un cabriolet de médecin sur la neige, dans la nuit, ni le pas de la jument grise. Mais je sais que pour les deux qui restent elle erre et quête encore, invisible, tourmentée de n'être pas assez tutélaire : « Où sont, où sont les enfants?... « Colette, La Maison de Claudine. En étudiant la composition et le style de ce passage, vous apprécierez les qualités de Colette en tant qu'écrivain et vous essaierez de dégager ce qu'elle nous révèle, non seulement des sentiments de sa mère, mais aussi des siens au moment où elle revit ses souvenirs d'enfance.
L'explication de ce texte sera conduite autour des deux thèmes indiqués par la formulation même du sujet : I — Ce que l'auteur nous révèle des sentiments et plus largement du personnage de sa mère. II — Ce qu'elle nous révèle de ses propres sentiments au moment où elle écrit.
«
d'inquiétude.
4 — L'inquiétude infinie
• Gravité nouvelle du ton dans la deuxième partie.
Le temps a passé, la mère a vieilli, deux enfants sont morts.
• L'angoisse, la souffrance qui ronge ont remplacé les vives colères du début.
C'est que les motifs d'inquiétude sontd'un autre poids; il ne s'agit plus d'escapades mais du bonheur de sa fille et de la vie de son fils.
• Angoisse tellement liée à son âme que la mère l'emporte jusque dans la mort.
Son tourment est fait de remords etde culpabilité (« erre...
quête...
tourmentée »).
Tant c'est bien cela le fondement de son être, la vérité essentiellede sa nature, merveilleusement exprimée par cette lancinante interrogation où elle met tout d'elle-même : « Où sontles enfants? »II — Le regard de l'auteur sur son passé
Analyser ici l'émotion de Colette évoquant ses souvenirs, les sentiments exprimés par le ton de son récit.
1 — Une tendresse à l'égard de la mère : cet amour, où il entre de la gratitude et de la vénération est sensible àl'arrière-plan de chaque phrase.
Le récit n'est pas seulement une succession d'anecdotes mais aussi un témoignageému de reconnaissance et d'admiration filiale.
Tout cela n'est pas noté en termes décisifs (comme «je l'aimais...
» ou« elle était d'un dévouement absolu ») mais suggéré subtilement à travers des épisodes concrets.
2 — Une moquerie affectueuse, un certain air de dire : « maman on te connaît », par exemple dans le « Demain...
»: on a pénétré sa faiblesse, on sait que demain rien ne sera changé, que l'on pourra courir librement.
On laissepasser l'orage en faisant le gros dos et l'on sourit par en dessous, on s'amuse gentiment, avec des clins d'œil, ducoup de sévérité de la mère.
Ironie légère dans les premières lignes : quel fin limier vraiment, capable de vous deviner aux indices les plusinsignifiants, et malgré toutes vos précautions! Les manifestations de ce sixième sens sont évoquées avecenjouement : moquerie toujours nuancée d'infinie tendresse.
3 — Un goût pour la campagne, qui demeure malgré les années, symbole de liberté : elle est l'espace vaste, où l'ongalope, l'étendue sans limite où rien n'entrave le besoin d'évasion.
Elle est familière, jusque dans ses endroits lesplus reculés qui ont chacun leur personnalité : ces marais avec les herbes et la menthe font partie de la mythologiede la famille et de l'enfance.
Enfin la nature reste vivace aux sens, présente par les odeurs (ail, menthe, poivre) ou par d'autres sensations(mouillé, fiévreux, pelée aux coudes) ou par des éléments concrets : herbes, toiles d'araignées.
Et dans un registreun peu différent, on trouve les réalités de la ferme : ardoise, réservoir, échelle, œuf.
4 — L'humour dans la peinture de sa propre enfance : Colette s'amuse au souvenir de la bande de polissons qu'ilsétaient.
Elle sourit de leurs inventions saugrenues, de leurs espiègleries : les emplâtres de toiles d'araignées, leréservoir d'eau.
Elle évoque d'un trait pittoresque leur héroïsme naïf de gamins qui veulent dissimuler leurs bévues :saignait tranquillement..., courtois..., sans mot dire.
« Avec modestie » surtout, qui signifie : « Moi? Mais non, nefaites pas attention à moi, ça ne vaut pas la peine, ce n'est rien de remarquable...
»
5 — La mélancolie du temps qui passe, dans la deuxième partie, la tristesse de la vie, les épreuves inévitables :l'anxiété pour la fille malheureuse, l'inquiétude (très bien rendue par « palpitante ») pour le garçon — levieillissement.
La mort.
Tout cela en des termes d'une extrême pudeur, avec discrétion, presque recueillement : «Deux reposent...
» comme s'ils continuaient à vivre d'une façon atténuée.
Enfin l'ultime impression est celle d'untourment perpétuel, d'une quête angoissée qui agite la mère au-delà même de la mort.
^ Conclusion : texte charmant par sa simplicité, sa mesure, sa pudeur.
Des sentiments d'autant plus émouvantsqu'ils sont en demi-teinte, sans mise en valeur dramatique, théâtrale.
Rien de « littéraire ».
Un art d'écrire trèsdépouillé et très pur.
Une perfection dans le naturel..
»
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