L’INCONNUE DE LA SEINE
Publié le 12/11/2024
Extrait du document
«
L’INCONNUE DE LA SEINE
« Je croyais qu’on restait au fond du fleuve, mais voilà que
je remonte », pensait confusément cette noyée de dix-neuf ans
qui avançait entre deux eaux.
C’est un peu après le Pont Alexandre qu’elle eut grandpeur, quand les pénibles représentants de la Police fluviale la
frappèrent à l’épaule de leurs gaffes en essayant en vain
d’accrocher sa robe.
Heureusement la nuit venait et ils n’insistèrent point.
« Repêchée, pensait-elle.
Avoir à s’exposer devant ces genslà sur la planche de quelque morgue sans pouvoir faire le
moindre mouvement de défense ni de recul, ni même lever le
petit doigt.
Se sentir morte et qu’on vous caresse la jambe.
Et
pas une femme, pas une femme tout autour pour vous sécher et
faire votre dernière toilette.
»
Enfin elle avait dépassé Paris et filait maintenant entre des
rives ornées d’arbres et de pâturages, tâchant de s’immobiliser,
le jour, dans quelque repli du fleuve, pour ne voyager que la
nuit, quand la lune et les étoiles viennent seules se frotter aux
écailles des poissons.
« Si je pouvais atteindre la mer, moi qui ne crains pas
maintenant la vague la plus haute.
»
Elle allait sans savoir que sur son visage brillait un sourire
tremblant mais plus résistant qu’un sourire de vivante, toujours
à la merci de n’importe quoi.
– 33 –
Atteindre la mer, ces trois mots lui tenaient maintenant
compagnie dans le fleuve.
Les paupières closes, les pieds joints, les bras au gré de
l’eau, agacée par les plis que formait un de ses bas au-dessous
du genou, la gorge cherchant encore quelque force du côté de la
vie, elle avançait, humble et flottant fait divers, sans connaître
d’autre démarche que celle du vieux fleuve de France, qui,
passant toujours par les mêmes méandres, allait aveuglément à
la mer.
Dans la traversée d’une ville (« Suis-je à Mantes, suis-je à
Rouen ») elle fut maintenue quelques instants par des remous
contre l’arche d’un pont et il fallut qu’un remorqueur passât
tout près et brouillât l’eau pour qu’elle pût reprendre sa route.
« Jamais, jamais je n’arriverai à la mer », songeait-elle au
cœur de sa troisième nuit dans l’eau.
« Mais vous y êtes », lui dit, de tout près, un homme qu’elle
devinait très grand et nu et qui lui attacha un lingot de plomb à
la cheville.
Puis il lui prit la main avec tant d’autorité, de
persuasion, qu’elle n’eût peut-être pas résisté davantage si elle
avait été autre chose qu’une petite morte.
« Fions-nous à lui, moi qui ne peux plus rien par moimême.
»
Et le corps de la jeune fille baigna dans une eau de plus en
plus profonde.
Quand ils eurent atteint les sables qui attendent sous la
mer, plusieurs êtres phosphorescents vinrent à eux, mais
l’homme, c’était « le Grand Mouillé », les écarta du geste.
« Ayez confiance en nous, dit-il à la jeune fille.
L’erreur,
voyez-vous, c’est de vouloir respirer encore.
Ne vous effrayez
pas non plus de sentir en vous un cœur qui ne bat presque plus
jamais et seulement quand il se trompe.
Et ne gardez pas ainsi
– 34 –
vos lèvres serrées comme si vous aviez peur d’avaler de l’eau de
mer.
Elle est maintenant pour vous ce qu’était naguère l’eau
douce.
Vous n’avez plus rien à craindre, vous entendez, plus
rien à craindre.
Sentez-vous les forces qui reviennent ?
– Ah ! je vais m’évanouir.
– Jamais de la vie.
Pour hâter l’accoutumance, faites passer
d’une main dans l’autre le sable fin qui est à vos pieds.
Ce n’est
pas la peine d’aller vite.
Comme cela, oui.
Vous ne tarderez pas à
retrouver votre équilibre.
»
Elle reprenait complètement conscience.
Mais tout d’un
coup elle eut encore grand-peur.
Comment se faisait-il qu’elle
comprît ce marin des abîmes sans qu’il eût prononcé une seule
parole dans toute cette eau ? Mais sa frayeur ne dura pas : elle
s’aperçut que l’homme s’exprimait uniquement par les
phosphorescences de son corps.
Ses bras à elle aussi, nus et
légers, dégageaient, en guise de réponse, de petites lumières
comme des lucioles.
Et les Ruisselants, autour d’eux, ne se
faisaient pas comprendre d’une autre façon.
« Et maintenant puis-je savoir d’où vous venez ? »
demanda le Grand Mouillé, qui se tenait toujours de profil par
rapport à elle, comme le voulaient les habitudes des Ruisselants,
quand un homme s’adressait à une jeune fille.
« Je ne sais plus rien de moi, ni même mon nom.
– Eh bien, vous serez l’Inconnue de la Seine, voilà tout.
Croyez que nous ne sommes guère plus renseignés sur notre
propre compte.
Sachez seulement que c’est ici une grande
colonie de Ruisselants et que vous n’y serez pas malheureuse.
»
Elle battait des cils très vite, comme lorsqu’on est gêné par
un excès de lumière et le Grand Mouillé fit signe à tous les
poissons-torches, sauf un, de se retirer.
Oui, il y en avait, autour
d’eux, qui éclairaient les profondeurs et restaient généralement
immobiles.
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Des gens de tout âge s’approchaient avec curiosité.
Ils
étaient nus.
« Avez-vous un vœu à exprimer ? demanda le Grand
Mouillé.
– Je voudrais garder ma robe.
– Vous la garderez, jeune fille, c’est bien simple.
»
Et dans les yeux, dans les gestes lents et courtois de ces
habitants des profondeurs, on distinguait le désir de rendre
service à la nouvelle venue.
Le lingot de plomb attaché à sa jambe la gênait.
Elle
songeait à s’en débarrasser ou tout au moins à desserrer le
nœud dès qu’elle ne serait vue de personne.
Le Grand Mouillé
comprit son intention.
« Surtout ne touchez pas à ça, je vous en supplie, vous
perdriez connaissance et remonteriez à la surface, si toutefois
vous parveniez à franchir le grand barrage de requins.
»
La jeune fille se résigna et, à l’imitation de ceux qui
l’entouraient, se mit à faire le geste d’écarter des algues et des
poissons.
Il y avait beaucoup de petits poissons, très curieux,
qui rôdaient continuellement comme des mouches ou des
moustiques autour de son visage et de son corps, jusqu’à les
toucher.
Un ou deux gros poissons domestiques ou de garde
(rarement trois) s’attachaient à la personne de chaque
Ruisselant et rendaient de menus services, comme tenir divers
objets dans leur bouche ou vous débarrasser le dos des herbes
marines qui y restaient collées.
Ils accouraient au moindre
signe, ou même avant.
Parfois leur obséquiosité agaçait.
Dans
leurs yeux on distinguait une admiration ronde et simpliste qui
faisait tout de même plaisir.
Et jamais on ne les vit manger les
petits poissons qui étaient de service comme eux.
– 36 –
« Pourquoi me suis-je jetée à l’eau ? pensait la nouvelle
venue.
J’ignore même si j’étais là-haut une femme ou une jeune
fille.
Ma pauvre tête n’est plus peuplée que d’algues et de
coquillages.
Et j’ai fort envie de dire que cela est très triste, bien
que je ne sache plus au juste ce que ce mot signifie.
»
La voyant ainsi peinée, une autre jeune fille s’approcha qui
avait fait naufrage deux ans auparavant et qu’on appelait La
Naturelle :
« Le séjour dans les profondeurs, vous verrez, lui dit-elle,
vous donnera une confiance très grande.
Mais il faut laisser aux
chairs le temps de se reformer, de devenir suffisamment denses,
pour que le corps ne remonte pas à la surface.
Ne pas être là à
vouloir manger et boire.
Ces enfantillages passent vite.
Et je
pense que bientôt de vraies perles vous sortiront des yeux
quand vous vous y attendrez le moins, ce sera le signe
précurseur de l’acclimatation.
– Que fait-on ici ? demanda l’Inconnue de la Seine au bout
d’un moment.
– Mille choses ; on ne s’ennuie pas, je vous assure.
On
visite le fond de la mer pour y recueillir des isolés et les ramener
ici, augmenter la puissance de notre colonie.
Quelle émotion
lorsqu’on en découvre un qui se croit condamné à une solitude
éternelle dans notre grande prison de cristal ! Comme il titube
et s’accroche aux plantes marines ! Comme il se cache ! Il croit
voir partout des requins.
Et puis voici un homme comme lui qui
s’en vient et l’emporte dans ses bras – à la façon d’un infirmier
après la bataille –, vers des régions où il n’aura plus rien à
redouter.
– Et les bateaux qui coulent, en voyez-vous souvent ?
– Une fois seulement j’ai vu tomber au fond de la mer mille
et mille choses destinées à la surface.
Tout cela qui nous arrivait
dessus, dégringolait dans l’eau : de la vaisselle, des malles, des
– 37 –
cordages et même des voitures d’enfants.
Il fallut aller secourir
ceux qui restaient dans les cabines, enlever tout d’abord leur
ceinture de sauvetage.
De vigoureux Ruisselants, la hache à la
main, délivraient les naufragés.
Et, la hache cachée, les
rassuraient de leur mieux.
On rangeait les provisions de toutes
sortes dans les entrepôts....
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