Lettre des Jurats de Bordeaux à Montaigne. Commentaire
Publié le 15/02/2012
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Lorsque vous vous êtes éloigné de Bordeaux, vous nous avez priés de vous mander les faits notables qui adviendraient : nous vous écrivons la présente lettre pour nous conformer à vos désirs...
... / ...
... et tous comptaient sur l'homme qui, après nous avoir appris à admirer les stoïques vertus des vieux Romains, avait reçu le titre de Citoyen de la Ville éternelle.
En 1581, Montaigne, élu maîre de Bordeaux, n'avait accepté cette charge que sur l'ordre exprès de Henri III. Il fut réélu le 1er août 1583. Ses fonctions prenaient fin le 31 juillet 1585.

«
Loin de nous la pens& d'attribuer a is crainte votre resolution.
Vous
avez cru devoir accompagner votre famille dans sa retraite : quel pere ne comprendrait votre determination ? vous veillez sur ceux qui vous sont
chers et vous vous disposei, si le.
vial les atteilit, a letter contre.
le Neu et
a mourir avec eux.
Cette conduite est louable mais n'en est-il pas de plus
herolque? Le prettier inagistrat d'une cite Iii est-il jamais plus utile que
quand toutes les forces s'y desorganisent? Le pilote d'un navire battu par
l'orage peut-il confier la barre en des mains moms habiles, pour se retirer
sur le rivage 1? Quand la peste ravagea Milan, l'eveque que vous avez admire se devoue
et s'acquit ainsi une gloire immortelle.
Lorsque la meme contagion de-
solait Athenes, Pericles ne s'enfult pas; it parla, et sa virile eloquence
ranima les Ames decouragees; mourut, et sa fin fut le digne couronnement
de sa vie.
A Dieu ne plaise, Messire, que le devouement auquel nous vous convions vous reserve le meme sort! Cependant, nous ne vous dissimulons
pas que le sejour de Bordeaux, en ce moment, ne vous puisse etre fatal : In
maladie respecte-t-elle rien? Mais quand par un affreux malheur dont nous
eloignons jusqu'a is pensee, Dieu vous designerait comme victime et hono-
rerait par une mort glorieuse votre viril courage, la renommee d'un tel
trepas vaut bien qu'on s'y expose.
II est noble, pour un capitaine, de mourir
a un poste dangereux, sous les yeux de son prince ; it est plus heroique
vous de braver pour l'amour d'autrui, un fleau qui vous peut saisir et jeter
sur un lit de douleurs, puis dans un cercueil.
Si nous vous tenons un tel langage, Messire, c'est que nous vous savons
capable de le comprendre.
Revenez-nous sans tarder.
Ce ne sont pas des
ovations qui vous attenclent, mais des larmes de reconnaissance, et cette
reception est plus triomphale que si vous traversiez les rues jonchees de
fleurs d'une cite toute en liesse 2.
Nulls sommes, Messire, Vos fres humbles serviteurs.
Messieurs,
Le tableau navrant que vous in'avez trace de notre cher cite en proie an
plus horrible des fleaux m'a profondement touché.
Neanmoins les argu-
ments que, saris doute, vous avez juges irreSistibles, ne me rameneront
point au poste que fel Seiennrient et deliberement quill& Dusse-je etre
accuse d'egoisnie et de couardise, rat de sondes raisons pour ne point
bouger de Libourne, oil je suis preSenternent avec les miens.
Si vous avez la inemoire bonne, le jour ofi stir ordre du roi, qui ne souf-
trait « ni delai ni excuse » je pris possession de la charge a laquelle je ne pretendais point, je Voiis declarei sans ambages : « h Taut se preter
autrui et ne se dormer qU'A soi-meme...
Je suis a votre service, mais je
serais facile si une chose quelcornine me rendait malade, comme it advint
jadis a moil pere, Pierre Eyquern.
Le inaire et Montaigne seront toujours deux en moi, d'une separation fres claire.
I.
Nonobstant cet axis Oreelable, je n'ai pas laisse de remplir mes functions
avec conscience.
En &troll accord avec votre Gouverneur, M.
le marechal
de Matignon, avec la tour de justice et avec l'Archeveche, j'ai fait regner
dans votre ville la paix, runion, la prosperite, en des circonstances par-
fois difficiles.
Sririverit je me suis donne a antral - an'hOurgeois comme
l'homme du pen* - au Moment meme oft je revendiqriais ma liberte.
J'ai fait plus : je Wei point craint d'adresser au Roi, an nom de In cite
oppress& une Vehemente remontrance, tandis que certains parmi vous
s'etonnaient de tart d'audace.
Il y a deux ails, je me sills laisSe reelire, alors que tout : ma sante,-la
1.
Montaigne ne vent pas meme qu'un gouverneur de vide assiogee en sorte pour parlementer,
de peur du trouble (Essais, I, 5).
En deux endroits, 11 traite longuement de la lachete : Comment
on punit la couardise (I, 25) ; De la couardise, mere de la cruaute (II, 27) ; puis De la peur (I, 17).
- Entre les paroles vaillantes et les actes, it y a place pour plus d'une Idchete.
2.
Montaigne admirait la simplicite de vie et la penitence de saint Charles Iiorromee, qui venait
de mourir (1584), mats n'exalta pas son devouement envers les pestiferes.
Loin de nous la pensée d'attribuer à la crainte votre résolution.
Vous: avez cru devoir accompagner votre
famille daps sa retraite : quel père nt; comprendrait votre (}éterminatioii ? vous veillez sur ceux qui vous sont chers et vous Vous d.isposêï, si lê mal les atteint, à lutter contre· le flé~tu et à mourir avec eux.
Cette conduite est louable ; mai.s n'en est-il pas de plus hêi'biquè? Le premier magistrat d'une cité lui est~il jamais plus utile què quand toutes les forces s'y désorganisent? Le pilote d'un navire battu .Par l'orage peut-il confier la barre en des .mains moins habiles, pour se retirer sur le rivage 1? Quand la peste ravagea Milan, l'évêque que vous avez admiré se dévoua et s'acquit ainsi une gloire immortelle.
Lorsque la même contagion dé solait Athènes, Périclès ne s'enfuit pas; il parla, et sa virile éloquence ranima les âmes découragées; il mourut, et sa fin fut le digne couronnement de sa vie.
A Dieu ne plaise 1 Messire, que le dévouement auquel nous vous convions vous réserve le meme sort! Cependant, nous ne vous dissimulons pas que le séjour de Bordeaux, en ce moment, ne vous puisse être fatal : la maladie respecte-t-elle rien? Mais quand par un affreux malheur dont nous éloignons jusqu'à la pensée, Dieu vous designerait comme victime et hono rerait par une mort glorieuse votre viril courage, la renommée d'un tel trépas vaut bien qu'on s'y expose.
Il est noble, pour un capitaine, de mourir à un poste dangereux, sous les yeux de son prince ; il est plus héroïque à vous debraver pour l'amour d'autrui, un fléau qui vous peut saisir et jeter sur un lit de douleurs, puis dans un cercueil.
Si nous vous tenons un tel langage, Messire, c'est que nous vous savons capable de le comprendre.
Revenez-nous sans tarder.
Ce ne sont pas des ovations qui vous attendent, mais des larmes de reconnaissance, et cette réception est plus triomphale que si vous traversiez les rues jonchées de fleurs d'une cité toute en liesse 2 •
.
Nous sommes, Messire,
V os très humbles serviteurs.
Messieurs,
Le tableau navrant que vous m'avez tracé de notre cher cité en proie àU plus horrible des fléaux.
m'a profondément.
touché.
Néanmoins les àrgu ments que, sans doute, vous avez jugés irrésistibles, ne me ramèneront point .
au poste que j'ai sCiemment et délibérément quitté.
Dussé-je être accusé d'eg~ïsnie et d~ .couàrdise~ j'ai de solides raiso,ns pour ne point bouger de ~Ibourhe, ou Je sms presentei;fient avec les m1ehs.
Si vous avez la.
mémoire bonne, le jour où sur ordre du roi, qui ne souf frait « ni délai ni excuse» je pris .Possession de la charge à laquelle je ne prétendais .
point, je vous .
déclarai sans ambages : « II faut se prêter à autrui et ile se donner qu'à soi-même ...
Je suis à votre service, mais je serais fâchè si une _chose qüelconque me rendait malade, comme il advint jadis à mon .
père, :Pîerre Eyquem.
Le maire et Montaigne seront toujours deux en moi, d'une séparation très claire.
» .
Nofiobstant cet avis préalable, je n'ai pas lai:ssé de remplir mes fonctions avec conscience.
En étroit accord· avec votre Gouverneu1', M.
le maréchal de Matignon, avec la cour de justice et avec l'Archevêché, j'ai fait régner dans .
votre.
ville la paix, l'union, la.
prospérité, en des circonstances pat~ fois diffl.cîles.
Souvent je me suis donné à autrui -au.· ~ourgeois comme à l'homme du peuple - au moment même où je revendiquais ma liberté.
J'ai fait plus : je n'ai point craint d'adresser au Roi, au nom de la cité oRpressée une véhémente .
remontrance, tandis que certains parmi vous
s étonnaient de tant d'audace.
Il y a deux an.s, je me suis laissé réélire, alors que tout : ma santé,~ la
1.
Montaigne ne veut pas même qu'un gouverneur de ville assiégée en sortè pour pàt'lementer, de peur du trouble (Essais, 1, 5).
En deux endroits, il traite longnemPnt de la lâcheté : Comment
on punit la couardise (1, 25); De la couardise, mère de la cruauté (II, 27); puis De la peur (1, 17).
-Entre les paroles vaiUantes et les actes, il y a plàce pour plus d'une lâcheté.
2: Montaigne admirait la simplicité de vie et la pénitence de saint Charles Borromée, qui venait de mourir (1584), mais il n'exal!a pas son dévouement envers les pestitérés..
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