Lettre de Robert Estienne à François Ier, pour défendre l'imprimerie que le roi voulait supprimer
Publié le 09/02/2012
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Pendant longtemps, les rois vos prédécesseurs n'ont rien tant prisé que la gloire des armes; l'Europe s'est remplie du bruit de leur nom et, au loin, les mécréants ont appris à ne molester plus la religion des monarques de France. A tant d'éclat, il vous a plu ajouter le mérite incomparable de protéger dans vos Etats les arts et les lettres. Vous n'avez rien à envier aux Médicis de Florence et de Rome : vos libéralités ont attiré à votre cour une légion d'artistes et nos écrivains n'auront bientôt plus d'égaux que les anciens, leurs modèles.
«
cieux.
» Je rends hommage à la pureté du motif qui a inspiré les docteurs
de votre Université; mais ne sont-ils un peu trop prompts et même injustes,
quand ils réclament de vous, Sire, la proscription de tous les livres impri
més? Les bons catholiques déplorent que· les hérétiques· se servent de l'in•
vention nouvelle pour propager leurs pernicieuses doctrines; ils remercient
Dieu de leur avoir donné, en votre ·personne, un prince toujours prêt à
défendre les intérêts de la religion; mais un grand nombre d'entre eux
estiment que l'esprit de l'Evangile est tout miséricorde, et ils regretteraient
de voir des mesures impitoyables frapper même leurs frères égarés.
D'ailleurs, si
une pente trop commune incline les hommes à abuser de
tout, Dieu sait tirer sa gloire des moyens mêmes que l'esprit du mal semble
créer pour perdre les âmes.
Loin de moi toutefois d'attribuer à l'imprimerie
une telle origine :·je' soutiens· seulement que, malgré la nialièe de plusieurs,
elle
aidera puissamment l'Eglise à convertir les peuples· et sera la soùrce des·
lumières qui vont.
illuminer le monde.
Vous l'avez déjà compris, Sire,
puisque vous avez' accordé aux imprimeurs de votre royaume licence et pri
vilège pour multiplier les exemplaires des saints Livres, des écrits des
Pères et des meilleurs auteurs de l'antiquité.
J'ai goûté l'une des plus vives
joies de
ma vie, le jour où vous avez accueilli avec faveur un exemplaire
de.
la Bible vulgate que je vous présentai il y a cinq ans.
Par vous disparaissait l'un des plus grands obstacles qui s'opposent à la
diffusion des sciences divines et humaines;.
les saints Livres lus par tous
·ceux qui le désirent; les trésors.
de l'incomparable antiquité, renouvelant la
face du monde, et vos peuples vous devant ce bienfait plus précieux que la
vie même (1) : est-il une gloire plus grande? Et pendant que tous les princes
de l'Europe, surtout les princes catholiques, encouragent par leurs privilèges
les
imprimeurs, c'est en France que l'on voudrait les faire interdire! C'est
sous
votre égide que nous,.
vos imprimeurs, nous nous livrons à d'absorbants
travaux; et voilà qu'aujourd'hui on parle de détruire nos presses! Ne le
per:rnettez pas, Sire; ne cédez pas aux réclamations de ceux qui,.
par un
excès de zèle, souhaiteraient voir frapper une invention si utile et si répan
due.
Pardonnez-moi si je plaide avec autant de chaleur pour un art auquel
j'ai consacré ma vie; je ne saurais, en telle occurrence, me résoudre à
me taire.
Je suppose, Sire, que, dans votre sagesse, vous croyiez devoir obtempérer
au désir de messieurs de la Faculté de théologie; espérez-vous avoir réduit
par là les hérétiques? Les ariens, les manichéens, n'avaient point un tel
secours;
en ont-ils été moins répandus? L'Allemagne, la Hollande, la Suisse
ne comptent plus le nombre de leurs imprimeurs; si bonne garde que vous
organisiez à
la frontière, vous ne ferez pas que des exemplaires des livres
hérétiques ne pénètrent dans votre royaume.
Ainsi, vous n'aurez pas extirpé
le mal et vous aurez privé vos sujets d,.g, bienfait le plus signalé peut~être
que Dieu nous ait octroyé ces derniers temps.
D'ailleurs, rien ne se peut
imprimer en France sans votre assentiment.
Confiez à des théologiens
éclairés
et impartiaux la mission de surveiller la• publication des livres
traitant de matières religieuses; nous ne n_ous soustrairons pas à leur cen-
(1) Exagération compréhensible sous la plume .
.d'un érudit du xv1• siècle..
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