Lettre à Sophie Volland (25 juillet 1762), Diderot
Publié le 18/02/2011
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Dans une lettre à Sophie Volland (25 juillet 1762), Diderot écrit : « Oh! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l'on n'y faisait pas un rôle; si l'on existait, par exemple, dans quelque point de l'espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d'Épicure, bien loin, bien loin, d'où l'on vît ce globe sur lequel nous trottons si fièrement, gros tout au plus comme une citrouille, et d'où l'on observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds, qu'on appelle des hommes. Je ne veux voir les scènes de la vie qu'en petit, afin que celles qui ont un caractère d'atrocité soient réduites à un pouce d'espace et à des acteurs d'une demi-ligne de hauteur, et qu'elles ne m'inspirent plus des sentiments d'horreur ou de douleur violents. Mais n'est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l'injustice nous cause soit en raison de l'espace et des masses? J'entre en fureur, si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien, si ce sont deux atomes qui se blessent : combien nos sens influent sur notre morale! Le beau texte pour philosopher! Qu'en dites-vous, Uranie? « Vous répondrez à votre tour à l'invitation de Diderot en commentant les principales idées de cette lettre et vous apprécierez l'art de l'épistolier.
La Correspondance de Diderot n'a peut-être pas toute la distinction que confèrent à celle de Voltaire la qualité de ses destinataires et le charme de son esprit; mais elle se recommande par la spontanéité avec laquelle il se livre, par la vérité avec laquelle il peint le monde qui l'entoure, et aussi par la richesse des idées qu'il y expose. Avec Grimm, c'est Sophie Volland qui occupe dans cette correspondance la place essentielle, depuis le début de leur liaison (1755), jusqu'à la mort de Sophie qui précéda la sienne de quelques mois seulement (1784). L'intérêt en est moins dans les effusions sentimentales ou dans des détails parfois bien familiers de la vie de Diderot, que dans la pensée du philosophe qui s'y exprime librement.
«
pantomimes de l'espèce humaine ».
C'est un peu le même plaisir qu'éprouve l'un des personnages de ce grandpeintre de la Comédie humaine qu'est Balzac, Gobseck, l'usurier devant qui viennent défiler tous les drames, parceque le pouvoir de l'argent lui permet de se donner ce spectacle.
a.
Le point de vue de Sirius.A.
Dans quelque point de l'espace.
Diderot ne s'en tient pas à cette juste analyse du comique selon laquelle il fautêtre spectateur et non acteur.
Il imagine qu'il y parviendrait plus aisément si l'on pouvait voir de bien loin lespectacle de cette comédie humaine.
On ne s'étonnera pas qu'il songe à ce séjour céleste « où sommeillent lesdieux d'Épicure » (les « muets spectateurs » de Vigny), car il n'est pas indifférent aux théories que Lucrèce exposedans son De Natura rerum (V.
165).
Il ne s'agit pas ici de nous convaincre que les dieux ne se préoccupent pas dusort de l'homme, mais de nous faire sentir combien notre monde leur paraîtrait dérisoire.
Cet empyrée, c'est aussi leséjour auquel le sage peut accéder, ces templa serena d'où l'on peut abaisser ses regards sur les autres hommes,les voir errer de toutes parts, en proie à leurs passions (II, 7).
Érasme, dans son Éloge de la folie, ne raille pas moinsles théologiens parce que « transportés jusqu'au 3e ciel par les merveilleux effets de l'amour-propre, ils se regardentcomme autant de petits dieux, et jettent du haut de leur chimérique Olympe un regard de pitié sur le reste desmortels qui ne sont à leurs yeux que de vils animaux rampant sur la surface de la terre ».
Plus tard Baudelaireexaltera l' Élévation du poète : « Heureux celui qui peut, d'une aile vigoureuse, S'élancer vers les champs lumineuxet sereins! », mais pour comprendre la Beauté du monde.Pour Diderot il ne s'agit que de faire sentir à l'homme son infinie petitesse et sa vanité ridicule.
Et là le contraste estsaisissant entre les « orbes célestes » et ce globe « gros tout au plus comme une citrouille » « sur lequel noustrottons si fièrement ».
Par le pronom nous Diderot se range au nombre de ces « pucerons à deux pieds », alors quereste indéfini (on) le spectateur hypothétique de la comédie humaine.
Spectateur qui, muni de son télescope,éprouverait la même impression que le savant observant l'infiniment petit.
Comment ne pas songer à la pensée oùPascal rappelle à l'homme sa vanité en face de l'infiniment grand : « Qu'il se regarde comme égaré dans ce cantondétourné de la nature, ce petit cachot »; mais on songera plus encore à Micromégas, paru en 1752, où Voltaire seplaît à nous faire sentir la relativité de toutes les grandeurs; même lorsqu'ils ont pris pied sur notre planète, le Sirienet le nain de Saturne ne soupçonneraient pas l'existence des humains si un microscope improvisé ne leur faisaitdécouvrir ces « insectes invisibles », ces « petites mites » qui sont des « atomes pensants ».
B.
— « Ne voir les scènes de la vie qu'en petit ».
Cette vision de notre globe et des êtres minuscules qui s'y agitent permet à Diderot de ne voir les scènes de la viequ'en petit : non qu'il témoigne par là de quelque indifférence au sort de ses semblables; bien au contraire, iléprouve pour celles qui ont un caractère d'atrocité (guerres, crimes ou persécutions) des sentiments d'horreur ou dedouleur.
Les voir réduites à un point de l'espace est encore en faire mieux sentir l'absurdité.
A cette échelle où ellesn'ont plus qu'un pouce d'espace (0,027 m) et les acteurs une demi-ligne de hauteur (à peine plus d'un millimètre),ces scènes ne laissent plus apparaître que la vanité des passions pour lesquelles les hommes se déchirent.Déjà Sénèque, dans la préface des Questions naturelles, invitant l'âme à gagner les hauteurs et à jeter « de là-hautun regard méprisant sur ce pauvre petit globe terrestre », ajoutait : « Alors l'homme se dit à lui-même : Voilà doncle point que tant de nations se disputent par le fer et le feu! Comme elles sont ridicules, les frontières fixées par lesmortels! Lorsqu'il t'arrivera de voir une armée marcher, drapeaux déployés et comme s'il s'agissait d'une affairesérieuse, la cavalerie, tantôt reconnaître la route, tantôt se répandre sur les flancs, tu seras amené à dire : voilàles fourmis qui courent de tous les côtés et peinent sur ce petit coin de terre.
Quelle différence entre elles et nousque la toute petite dimension de leur corps? » Érasme disait de même : « Aussi ces remue-ménage innombrables desmortels, si on pouvait les regarder de la Lune, on croirait voir un tourbillon de mouches, entre elles se faisant laguerre, se pillant, se jouant.
On ne saurait croire quelles agitations mettent en branle un si minuscule animalcule, quiest destiné à périr à si brève échéance.
» La Bruyère (Ch.
XII, fin), s'adressant aux « petits hommes hauts de sixpieds » qui riraient si des milliers de chats s'assemblaient pour se faire la guerre, ajoutait : « Feignez un homme de lataille du mont Athos; si cet homme avait la vue assez subtile pour vous découvrir quelque part sur la terre avec vosarmes offensives et défensives, que croyez-vous qu'il penserait de petits marmousets ainsi équipés, et de ce quevous appelez guerre, cavalerie, infanterie, un mémorable siège, une fameuse journée? » Le Sirien de Micromégas(Ch.
VII), apprenant que cent mille fous se faisaient massacrer pour quelques tas de boue s'écriait avec indignation: « Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassinsridicules.
»
3.
« Une chose bien bizarre.
»
A.
La révolte en raison de l'espace et des masses.Diderot ne partagerait-il pas l'indignation du Sirien? Il constate que sa révolte varie en raison de l'espace et desmasses et que, furieux de voir un grand animal en attaquer injustement un autre, il ne sent rien si ce sont deuxatomes qui se blessent.
Constatation qui n'implique pas que sa raison condamne moins les uns que les autres, maissa révolte et sa pitié s'atténuent lorsque les êtres frappent moins sa vue.
Constatation sans doute vérifiée, sinondans sa rigueur mathématique (peut-être éprouverions-nous plus de pitié pour les souffrances d'un être faible —mais perceptible — que pour celles d'un plus fort, de même espèce) : indifférents au sort de l'insecte que nousécrasons, nous ne pouvons l'être à celui d'un chien qu'écrase une voiture, et le fauve qui dévore sa proie nous.
»
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