Lettre à Jean-Jacques Rousseau (Voltaire)
Publié le 01/04/2011
Extrait du document
J'ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être...
Cette lettre présente un intérêt d'actualité, mais aussi un intérêt philosophique et un intérêt littéraire. I. — Intérêt d'actualité Les Lettres de Voltaire sont une sorte de miroir où l'on voit défiler plusieurs personnalités du siècle, et où se reflètent, vues par Voltaire, les grandes questions d'actualité qui passionnaient l'opinion. Par déférence, Rousseau avait envoyé à Voltaire, alors célèbre, le texte de son Discours sur les Sciences et les Arts (1750). Voltaire en avait finement raillé le paradoxe dans un dialogue intitulé Timon (1751).
«
III.
— Intérêt littéraire
C'est la raison pour laquelle la valeur littéraire de ce texte est bien supérieure à sa portée philosophique.
Elle vientd'abord du fait que Voltaire a su produire un effet fort plaisant d'accumulation : il a fait tenir habilement dans lemême paragraphe un grand nombre d'arguments valables contre la thèse de Rousseau.
Comment répondre à cetteavalanche d'objections?
Il a également réservé pour la fin l'argument « ad hominem », sinon le plus fort, du moins le plus frappant (où vousdevriez être).
Par surcroît, cet argument est glissé comme incidemment; il semble vouloir passer inaperçu alors qu'iloccupe la place de choix.
De plus, la simplification et l'exagération caricaturale, dont nous avons maints exemples dans l'œuvre de Voltaire, luipermettent de présenter, en un raccourci cocasse, les conséquences éventuelles de la théorie de Rousseau : ilprend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage.
L'argument, nous l'avons dit, n'a aucune valeurréelle, car Rousseau a toujours affirmé que l'humanité ne rétrograde pas ; mais il a le mérite d'évoquer un tableauamusant et Palissot s'en souviendra quand, dans sa comédie Les Philosophes, il représentera Rousseau marchant àquatre pattes et dévorant une feuille de chou à pleines dents.
A noter, enfin, le ton, le ton naturel et enjoué d'une conversation familière entre personnes de bonne compagnie.C'est la personnalité de Voltaire avec ses goûts, ses plaintes (je sens malheureusement), son esprit pratique (leurs-vérités — Vous ne les corrigerez pas), sans amertume et sans illusions (aussi méchants que nous), son amabilité quisait tourner le compliment presque flatteur (des couleurs plus fortes — que vous et moi) avec une légère pointe decondescendance à peine perceptible (Rousseau était plus jeune et moins célèbre), sa joie de vivre, près de Genève,dans la solitude paisible des Délices où il venait à peine de s'installer.
Ce sont ces riens, si joliment dits, qui font lecharme de cette page.
Ces qualités se retrouveront dans toutes les Lettres de Voltaire.
On a pu dire de sacorrespondance qu'elle était son œuvre la mieux réussie..
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