Les yeux noirs - Alphonse Daudet - Le Petit Chose (commentaire)
Publié le 09/11/2010
Extrait du document
Et pourtant — je ne veux pas mentir —, j'avais gagné quelque chose à changer d'étude: maintenant je voyais les yeux noirs. Deux fois par jour, aux heures de recréation, je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre du premier étage qui donnait sur la cour des moyens... Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais, penchés du matin jusqu'au soir sur une couture interminable ; car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'était pour coudre, rien que pour coudre, que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés — car les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère —, et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient, cousaient sans relâche, sous le regard implacable de l'horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à côté d'eux. Moi, je les regardais. Les récréations me semblaient trop courtes. J'aurais passé ma vie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle travaillaient leurs yeux noirs. Eux aussi savaient que j'étais là. De temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions, — sans nous parler. «Vous êtes bien malheureux, monsieur Eyssette? — Et vous aussi, pauvres yeux noirs?
- Nous, nous n'avons ni père ni mère.
-
-
Moi, mon père et ma mère sont loin.
-
La fée aux lunettes est terrible, si vous saviez.
-
Les enfants me font bien souffrir, allez.
-
Courage, monsieur Eyssette.
-
Courage, beaux yeux noirs.«
Daniel Eyssette, surnommé le Petit Chose, évoque ses souvenirs de surveillant de collège. Le jour de son installation, il a croisé une femme qu'il appelle « la vieille fée « et une toute jeune fille, qu'il appelle « les yeux noirs«.
«
deux fois chaque jour qu'il peut la voir suffisamment pour savoir qu'elle coud « sans relâche ».
Enfin, c'estgrâce au regard que la description disparaît au profit d'un dialogue imaginaire : « le regard aidant, nousnous parlions, — sans nous parler.» C'est la mention de l'échange muet des regards qui justifie l'apparitiondes pensées sous forme de paroles rapportées au discours direct et qui permet de comprendre que cespropos ne sont pas prononcés à haute voix, mais restituent dans l'esprit du jeune surveillant ce qu'il veut lire dans « les yeux noirs » de la jeune fille, et ce qu'il voudrait lui dire.
Le texte est donc entièrementécrit en focalisation interne, et son développement suit une logique de vraisemblance par rapport au pointde vue du narrateur.
Nous avons donc pu montrer à quel point, malgré la présence du dia-logue, ce sontla description et le regard qui dominent le récit.
[L'importance du temps dans la description]
De plus, l'aspect descriptif du texte permet de mettre l'accent sur des contrastes significatifs entredifférentes formes de temps.
Le temps qui prédomine est l'imparfait de l'indicatif, sauf pour le dialogue où s'impose le présent.
Cetimparfait installe la description dans la durée et l'habitude : « Deux fois par jour, [...] je les apercevais deloin [...] Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais, penchés du matin jusqu'au soir sur une coutureinterminable : car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre.
» Les récréationspermettent au narrateur tous les jours, « deux fois par jour », de se plonger dans la contemplation de lajeune fille aux yeux noirs.
Le travail de la jeune fille est également installé dans une durée particulière, grâce à l'imparfait : un temps sans fin.On peut relever, en plus del'imparfait utilisé pour les verbes qui marquent l'activité de la jeune fille (« coudre», «travailler »), un champ lexical de la durée ininterrompue : « du matin jusqu'au soir», « interminable», « d'un bout à l'autre de l'année », « sansrelâche ».
C'est le contraste entre cette tâche sans répit et la brièveté intense de ces regards volés au travail qui est mis envaleur par l'emploi égal de l'imparfait : « Les récréations me semblaient trop cr-irtes.
[...] De temps en temps, [lesyeux noirs] se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions [...I.
» Ces quelques instantsde bonheur rares et fugaces ont d'autant plus de prix qu'ils sont volés au travail et à la réalité du temps : ilssemblent durer l'éternité et être en même temps trop courts.
Le conditionnel passé le souligne : «J'aurais passé mavie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs.
»
Le temps a donc beaucoup de sens ici : il souligne naïvement l'injustice et la dureté de la vie ressenties par les deuxjeunes gens, presque des enfants.
[Une sentimentalité enfantine]
Les sentiments présentés dans le texte ont en effet un caractère enfantin.
Il faut tout d'abord noter leur simplicitéet leur naïveté.
En effet, le vocabulaire est d'un registre courant et plutôt pauvre ; les répétitions de mots ou determes de même racine sont fréquentes : le lexique de la vue, que nous avons déjà relevé, mais aussi celui del'école (« récréation », « fenêtre »), celui de la condition de la jeune fille (« travail », « couture »).
Le dialoguefictivement échangé, par le regard, entre le narrateur et les « yeux noirs » est également d'un niveau de languecourant, d'un style oral et utilise un vocabulaire peu varié : nous pouvons remarquer la répétition de « père et mère» ou de « courage », la multiplication des tournures affectives et parasites : « vous êtes bien malheureux », « lesenfants me font bien souffrir, allez », ou la mise en relief de l'énonciateur au début des répliques grâce à larépétition du pronom plus ou moins correcte grammaticalement : « nous, nous n'avons ni père ni mère », « Moi, monpère et ma nnère sont loin ».
Le fait même que le narrateur imagine un dialogue aussi ingénu et harmonieux avecquelqu'un à qui il n'a jamais parlé montre bien la naïveté de l'amour que veut souligner ce passage.
De la mêmefaçon, s'illustre ici un imaginaire enfantin avec la présence implicite des contes de fées; car les surnoms donnés auxdeux femmes, ainsi que les rôles qui sont dévolus aux trois personnages parodient ceux de l'univers traditionnel descontes de l'enfance; on retrouve « la vieille fée aux lunettes », « horrible et terrible », bref la méchante sorcière, quiexploite la pauvre mais belle jeune fille, que le jeune homme rêve de sauver de sa prison élevée.
On peut même voirl'accessoire classique de la quenouille, qui semble sans autre utilité ici que de rappeler le sort jeté à
la Belle au Bois dormant.
La croyance dans le pouvoir du regard et de l'amour chez deux jeunes gens relèveégalement du ressort de l'intrigue de ce type de contes.
Cette référence ne vise pas à ridiculiser les protagonistes mais à réutiliser le pathétique des contes pour souligneravec un réalisme mélodramatique la condition de ces deux adolescents en cette fin de xix° siècle.
En effet,comment mieux dire qu'ils ne sont que des enfants abandonnés par leurs parents, dépourvus de ressourcespersonnelles et condamnés à travailler toute leur vie, exclus des fins promises aux héros de contes de fées.
Ils n'envivront que la situation initiale et les péripéties les plus tragiques.
Les répétitions et les formules d'insistancesoulignent l'alliance pathétique de l'absence de famille et de l'exploitation : «C'était pour coudre, rien que pourcoudre, que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés- car les yeux noirs ne connaissaient ni leurpère ni leur mère -, et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient, cousaient sans relâche, sous le regardimplacable de l'horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à côté d'eux.» Sans appui familial, l'enfant est réduit àune fonction : des yeux pour la couture, sauf pour un autre enfant qui comprendra la détresse de ce regard, comme.
»
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