LES USINES - Émile VERHAEREN, Villes tentaculaires
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux Qui fermente de fièvre et de folie Et déchiquette, avec des dents d'entêtement, La parole humaine abolie. Plus loin : un vacarme tonnant de chocs Monte de l'ombre et s'érige par blocs; Et, tout à coup, cassant l'élan des violences, Des murs de bruit semblent tomber Et se taire, dans une mare de silence, Tandis que les appels exacerbés Des sifflets crus et des signaux Hurlent toujours vers les fanaux, Dressent leurs feux sauvages, En buissons d'or, vers les nuages. Et tout autour, ainsi qu'une ceinture, Là-bas, de nocturnes architectures, Voici les docks, les ports, les ponts, lès phares Et les gares folles de tintamarres; Et plus lointains encor des toits d'autres usines Et des cuves et des forges et des cuisines Formidables de naphte et de résines Dont les meutes de feu et de lueurs grandies Mordent parfois le ciel, à coups d'abois et d'incendies. Émile VERHAEREN, Villes tentaculaires, 1895 En étudiant les mots, les sons, les rythmes et la structure du poème, vous montrerez comment Verhaeren transpose en une puissante vision épique la réalité, alors nouvelle, des cités industrielles.
Règlent le mouvement D'universel tictacquement
Les deux poètes belges d'expression française les plus connus de la fin du XIXe siècle et du début du xxe furent Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck. Né près d'Anvers en 1855, Verhaeren chanta d'abord ses plaines natales et la truculence des Flamandes, puis sa poésie prit un ton sombre et passionné qui reflétait ses angoisses et la crise morale qui le déchirait, dans les Soirs, Débâcles, Flambeaux noirs. Mais bientôt une inspiration tout à fait nouvelle apparaissait, à partir du recueil des Campagnes hallucinées, de 1893 : le poète s'y révèle hanté par les transformations du monde moderne; il décrit la misère des champs dévastés par la famine et la maladie, la montée du machinisme, les cités « myriadaires «.
«
dimension épique, en raison de l'importance même de l'élément qu'ils évoquent : le mouvement ...
universel, laparole humaine, l'ombre, le feu, le ciel.., ou de la valeur sonore des syllabes : automatiques, tictacquement,entêtement, vacarme; chocs, blocs, sifflets, docks, tintamarres, naphtes, meutes, abois...
Il s'y mêle aussi des noms qui évoquent toutes les violences humaines : fièvre, folie, entêtement, appels.
Notons le rôle des nombreux adjectifs qui soulignent, prolongent et enrichissent les noms, tant au point de vuede la sonorité que de la signification : silencieux, universel, exacerbés, crus, sauvages, folles, formidables.
Les verbes correspondent généralement à des « temps forts » : fermentent, déchiquettent, abolie, tonnant;s'érige, tomber, se taire, hurlent, dressent leurs feux, mordent le ciel...
Inutile de noter le détail des comparaisons : on passe constamment du concret à l'abstrait, lespersonnifications sont habituelles, et les hommes se confondent avec les machines : sifflets et signaux hurlent,les murs de bruit se taisent, les usines aboient et mordent le ciel...
Ces mots sont mis en valeur par des alliances insolites (dents d'entêtement, murs de bruit, mare de silence,buissons d'or, cuisines de naphte et de résines, abois et incendies), des rapprochements ou des accumulationsgrandioses (docks, ports, ponts, phares, gares...
usines, cuves, forges, cuisines...) qui aboutissent à unvéritable décor d'épopée.
2.
Les sonorités
Il est artificiel de séparer les sonorités des vocables qui les portent.
Mais il est indispensable de voir quelleimportance extrême le poète leur accorde dans la conception même de son poème : on peut se demander si unmouvement intérieur presque instinctif, une sorte de martèlement obsédant, n'est pas à l'origine d'une telle création.Ce
qui est sûr, c'est que l'importance des sons et des rythmes ne saurait être surestimée.
Prenons quelques exemples : des mots à consonnes dures : tictacquement, déchiquette, chocs...
ont déjà éténotés plus haut, des groupes de mots vigoureux l'ont été également; soulignons brièvement leur valeur sonore :dents d'entêtement, vacarme tonnant de chocs, meutes de feu et de lueurs...
Considérons-les comme des cas particuliers au milieu d'une recherche constante d'allitérations, de répétitions deconsonnes, de heurts de voyelles : fermente de fièvre et de folie, monte de l'ombre, cassant l'élan des violences;des sifflets crus et des signaux; docks, ports, ponts, phares...
Le poème donne l'impression d'un martèlement obsédant, qu'un silence subit (« tout à coup...
mare de silence»)rend plus terrible encore.
De la consonne au mot, du mot au vers et à la strophe, le cercle est fermé.
Lesconstructions grammaticales sont destinées à toucher les nerfs du lecteur, à le surprendre et à l'émouvoir, etn'hésitent pas à bousculer la syntaxe traditionnelle et les traditions stylistiques : appositions anticipées :automatiques et minutieux, des ouvriers...
cassant l'élan des violences, des murs de bruit...
On note des compléments de moyen peu orthodoxes : fermente de fièvre et de folie; déchiquette, avec des dentsd'entêtement; folles de tintamarres; mordent à coups d'abois..., compléments de mots bizarrement placés : cuisinesformidables de naphte et de résines; meutes de feu et de lueurs grandies...
La ponctuation souligne les ruptures, les cassures et les chocs : notons, en particulier, les virgules des vers 1, 6,10, 12, 18, 19, 20 et 26, seules coupures de ces vers libres, mais rimés — la rime étant encore d'ailleurs, un moyen de souligner la cadence.
Ainsi s'exprime l'automatisme universel et impitoyable du mouvement et du tintamarre...
3.
La structure
La composition procède par grands élans successifs, dont chacun donne lieu à une strophe.
Dans la première, aprèsun vers en apposition, une suite de six autres vers, à peine ralentie par le complément du vers 6 (« avec des dentsd'entêtements »), fermée sur un octosyllabe.
Dans la seconde, après un arrêt sur deux syllabes (« plus loin ») uneaccumulation de bruits, de cris, d'appels, de feux, scandée de verbes (« tonnant, monte, s'érige, cassant, semblent,tomber, se taire, hurlent, dressant...
»), coupée aux vers 10, 11 et 12 par une cassure de silence, que recouvreaussitôt le vacarme exacerbé.
Dans la troisième, une énumération interminable d'objets, de formes et de flammes,terminée par cinq vers massifs, véritable brasier vivant de feux et de violences...
Aucune liaison logique entre ces parties : c'est l'association des images, des sons et des mouvements dans l'espaceet dans le temps qui nous entraîne, témoins fascinés, comme l'auteur lui-même :
« plus loin...
Et, tout à coup ...
Tandis que...
toujours...
Et tout autour...
Là-bas...
Voici...
Et, plus lointainsencor...
parfois...
»
Rien de plus épique, en fin de compte, que ces longues phrases trébuchantes où s'entrechoquent les visions, les.
»
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