LES ROMANS ANTIQUES (Histoire de la littérature)
Publié le 01/12/2018
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ROMANS ANTIQUES. Ils mériteraient plutôt l'appellation de romans d’Antiquité. Vers le milieu du xiie siècle (en laissant de côté le peu qui subsiste de l'Alexandre d’Albéric), on voit apparaître les pères du roman moderne. En premier lieu, les anonymes : d’abord, le Roman de Thèbes et, à peu près en même temps, le Roman d'Énéas. Puis le Roman de Troie, dont cette fois l’auteur, Benoît de Sainte-Maure, est connu. Cette triade se situe entre 1150 et 1165. Enfin, un peu plus tard, le Roman d'Alexandre, dans la version d’Alexandre de Paris (ou de Bernay).
Le rapport entre ces œuvres romanesques et l'Antiquité est indéniable mais délicat à définir. Il se révèle en effet aussi lâche qu’étroit, car il varie considérablement, non seulement d’un roman à l’autre mais au sein de la même œuvre. Certes, l’on peut considérer globalement le Roman d'Énéas comme plus proche de sa source virgilienne que Thèbes ne l’est de la Thébaïde de Stace, mais il faut préciser aussitôt que ces deux œuvres médiévales adaptent et renouvellent des sources antiques dont elles peuvent s’inspirer plus ou moins librement, voire se détacher complètement. Quant à l’imposant Roman de Troie (plus de 30 000 vers), il a pour garants et sources deux récits fort tardifs, de dimensions bien plus limitées que les épopées latines précédemment citées, et qui n’ont pu représenter pour Benoît qu’un simple canevas : le De excidio Trojae de Darès le Phrygien (vic siècle) et l'Ephemeris belli Trojani de Dictys de Crète (ive siècle). Enfin les sources du Roman d'Alexandre sont multiples et complexes; il s’agit en particulier de dérivés latins du pseudo-Callisthène dont les plus connus sont l’Epitome des Res gestae Alexandri Macedonis et l'Historia de Preliis.
D’abord, en effet, les romans antiques peuvent représenter, au moins épisodiquement, une tentative sérieuse visant à adapter fidèlement pour le public du xnc siècle une œuvre de l’Antiquité et parfois même un essai de traduction. Leurs auteurs sont des clercs, qui affirment mettre à la disposition de laïcs ignorant le latin un savoir auquel ceux-ci seraient incapables d’accéder sans eux. Aussi les romans antiques constituent-ils, au moins en partie, un document fort digne d’intérêt sur l’Antiquité, dont ils offrent au public du XIIe siècle et en particulier à la cour d’Aliénor et d’Henri II Plantagenêt, qui les fait et qui les voit naître, une image bien plus sérieuse qu’on ne l’a laissé entendre jusqu’à une époque récente; on peut parler d’érudition à leur propos : ce que chacun de ces romans a voulu, par exemple, nous montrer de l’Olympe gréco-romain le prouve amplement, et cela n’a rien de surprenant à une époque où l’on n’ignore pas que velificatus est un hapax (attestation unique) chez Juvénal.
«
Cet
aspect des romans antiques relève d'une préoccu
pation didactique qui se manifeste de manière tout à fait
opposée, par J'insertion de la science contemporaine à
côté de la culture antique.
Si, dans le Roman de Thèbes,
la décoration du char d' Amphiaraüs s'inspire du livre 1
des Métamorphoses, elle correspond aus i à la façade de
la cathédrale de Chartres lorsqu'elle reproduit la même
représentation figurée des arts libéraux.
dont Chrétien de
Troyes conserve le sou venir en décri va nt le manteau
d' Érec.
Cette joie d'exposer la somme des connaissances
antiques et médiévales est liée à la Renaissance du
xu• siècle; le caractère encyclopédique du texte se mani
feste en particulier par la présence de mappemondes sur
la tente d' Adrastus dans Thèbes comme sur celle
d'Alexandre dans le roman qui porte son nom.
D'autre part.
les romans antiques sont liés à l'historio
graphie en langue vulgaire, le public du xu< siècle sépa
rant mal-ou ne distinguant pas du tout- deux choses
devenues par la suite tout à fait différentes : l'histoire et
le roman.
Voilà pourquoi on entend lire.
en même temps,
en Angleterre et dans la France de J'Ouest, le Roman de
Thèbes et J' Eltoire des Engleis de Geoffroy Gai mar.
Voilà pourquoi aussi.
en 1175, Henri Il Plantagenêt
presse Benoît de Sainte-Maure d'achever la Chronique
des ducs de Normandie parce qu'il admire son Roman de
Troie, dont le caractère historique demeure si sensible au
milieu du xme siècle que le Wallon Jehan Maukaraume
l'insère dans sa traduction en vers de la Bible.
Nos pre
miers romans sont donc, au moins pour une part, des
romans historiques et sont appréciés par leur public dans
la mesure où ils représentent aussi de l'histoire.
Nos
premiers romanciers ne racontent point des histoires :
ils content l'histoire, la romancent en l'écrivant ou la
récrivant.
Bref.
ils la recréent, ce qui ne va pas sans
anachronismes.
On s'est souvent gaussé de la présence d'un arceves
ques parmi les Argiens du Roman de Thèbes ou de l'équi
pement bien médiéval d'Hector dans le Roman de Troie,
sans oublier l'adoubement d'Alexandre qui distribue des
fiefs à ses vassaux.
La question doit être désormais envi
sagée dans une optique nouvelle.
Loin d'être un cancer
rongeant la vérité, l'anachronisme s'y révèle efflores
cence signifiante.
La connaissance que nos premiers
romans manifestent de l'Antiquité montre que leurs ana
chronismes ne sont point fruit de l'ignorance mais consé
quence d'une démarche cohérente ou d'une pratique
délibérée aux finalités multiples.
Ce peut être en effet
l'inévitable corollaire de tout effort d'adaptation.
voire
de traduction.
Avec une fonction plus politique que lin
guistique, ce peut être.
aussi le moyen de donner à la
chevalerie du Moyen Age, présente dans et dès l' Anti
quité, ses lettws de noblesse.
Ce peut être également une
frappante illustration de l'humanisme médiéval, offrant
par cette symbiose du passé et du présent une image de
l'homme permanent.
Mais c'est sans doute aussi le
moyen de créer, par ce mélange concerté de traits anti
ques et de traits médiévaux, un univers qui n'est plus
celui du monde réel mais celui de la fiction poétique, un
univers romanesque.
Assurément, l'influence de la littérature contempo
raine sur ces œuvres n'est pas négligeable :on songe ici
à la chanson de geste, à cause des thèmes abordés et
des moyens d'expression utilisés, par exemple en ce qui
concerne les ambassades ou les combats singuliers dans
Troie, Thèbes ou Alexandre, ces deux derniers romans
faisant parfois songer à une chanson de geste inspirée
par les croisades.
Mais, par la technique littéraire et la
thématique qui y apparaissent et s'y développent, il
s'agit bel et bien, en fait, de romans.
En effet, à l'exception du Roman d'Alexandre, écrit
en laisses et en alexandrins -mais nous avons alors
affaire à une œuvre curieuse, atypique et archaïsante -,
les auteurs de romans antiques utilisent l'octosyllabe
rimé, qui deviendra le mètre romanesque par excellence.
Abandonner la laisse de décasyllabes assonancés appa
raît comme le rejet de la forme épique.
Dans leur écri
ture.
nos romans illustrent de façon parfois scolaire, mais
aussi bien plus ingénieusement qu'on ne l'a dit, J'appli
cation de l'enseignement des artes.
les arts poétiques
contemporains.
La versification se libère, le couplet
d'octosyllabes commence à se briser, le vers lui-même à
acquérir une remarquable souplesse, comme le prouve
l'auteur du Roman d'Énéas en usant avec brio de la
stichomythie.
Nos premiers romanciers, romanciers-poètes, décou
vrent toutes les ressources de leur art.
Et la thématique
romanesque se fait jour.
Elle s'insère dans les motifs
épiques, qu'elle gauchit :désormais, le chevalier combat
avec la manche de son amie fixée à sa lance, et sous les
yeux de celle-ci.
Il n'est pas rare qu ·il lui envoie le
destrier qu'il vient de conquérir.
Bref, 1 'amour accompa
gne la prouesse et même la fonde déjà parfois, dans
l'association intime de la mi/ilia et de l'amor.
La femme entre réellement dans la littérature.
Son
rôle grandissant, déjà sensible dans le Roman de Thèbes.
avec les filles d' Adrastus, Anthigoné et Ysmaine, leurs
amours avec Parthenopcus et Athon� sans oublier Sala
mandre, s'accuse dans Je Roman d'Enéas avec Dido, la
veuve sensuelle et coupable, Camille, la vierge guerrière,
l'Amazone, et surtout la jeune Lavine, qui apprend 1 'art
et le mal d'aimer.
A l'occasion de cet important épisode
de son roman, l'auteur médiéval dépeint en effet la pas
sion amoureuse avec tout un matériau rhétorique
emprunté à Ovide.
Avec les amours de Jason et de
Médée, d'Hélène et de Pâris, de Cressida pour Troïlus
puis Diomédès.
d'Achille pour Polyxène, Benoît de
Sainte-Maure accorde également une place de choix aux
épisodes amoureux.
Encore une fois, le Roman d'Alexan
dre est à envisager isolément : la femme y intervient
assez peu, et essentiellement à titre d'objet érotique.
Sans doute l'envergure de l'illustre conquérant, l'impor
tance accordée par Alexandre de Paris (de Bernay) à
l'idéalisation politique de son héros lui ont-elles fait
dédaigner l'amour et ses conquêtes.
Mais dans cette œuvre, riche des fastueux déploie
ments d'un orientalisme auquel le sujet se prête, s'épa
nouit une inspiration baroque commune à tous les
romans antiques, dont 1' émergence est sensible dès le
Roman de Thèbes.
Elle s'y manifeste en particulier dans
des descriptions évoquant le splendide et exotique éclat
des pierres précieuses qui décorent la tente d' Adrastus
ou le char d' Amphiaraüs.
Dans le Roman d'Énéas et le
Roman de Troie, les tombeaux sont l'occasion d'extraor
dinaires constructions de l'imagination -on songe ici à
celui de Pallas et surtout au mausolée de Camille -
rappelant, en les dépassant, les bizarres et luxueuses
splendeurs de Thèbes.
Dans le Roman d'Alexandre, ce
sont aussi des créatures ou des créations enchantées ou
enchanteresses : la montagne qui rend couard, les filles
fleurs, les Otifals, êtres gigantesques vivant un mois sous
J'eau.
Le goût de l'Orient, et d'un Orient de caractère
souvent tératologique, semble porteur du fantastique et
du baroque.
Un humanisme médiéval bigarré et chatoyant, celui
de la Renaissance du xu• siècle, avec les contradictions
que peut manifester pour nous l'homme de cette époque,
contradictions qu'il assume en les exprimant dans leur
simultanéité, voilà ce qu'offrent les romans antiques,
œuvres où la fiction côtoie l'histoire, où Je mélange
d'histoire et de fiction constitue un véritable syncrétisme
poétique, où la technique du jongleur jouxte l'art de
r écolâtre et la science chartraine la fable antique,
œuvres d'imagination en même temps que documents,
œuvres foncièrement médiévales et à la fois romans.
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