Les personnages secondaires de L'Etranger de Camus
Publié le 14/01/2020
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Un romancier soucieux de distinguer les personnages qui participent vraiment à l'action, ou à l'enrichissement du caractère de Meursault, ou à la portée morale de l'œuvre, aurait calculé leurs apparitions suivant une signification préétablie et hiérarchisée ; ici, nous sommes tributaires du regard de Meursault, qui enregistre ce qui s'offre à ses yeux sans le moindre préjugé.
C’est ainsi qu'une page et demie, d'une totale gratuité, est consacrée au spectacle d'une « bizarre petite femme » aux « gestes saccadés » (p. 71 ) qui dîne chez Céleste en face de Meursault, simplement parce que celui-ci n'avait alors rien d'autre à faire que l'observer. Nous la retrouverons au procès (p. 133), auquel elle assiste en simple curieuse : c'est à son tour d'observer Meursault. Elle n'a pris une part aussi importante dans le roman que parce qu'elle est apparue à Meursault à un moment où celui-ci était totalement désœuvré.
Céleste, Salamano, le vieux Pérez interviennent de manière aussi gratuite. On les voit seulement plus souvent (Céleste, Salamano) ou à des instants plus dramatiques (Pérez, ou encore Masson), si bien que le lecteur ne peut constater leur présence avec la même neutralité que Meursault : nous sommes conduits à leur donner un sens à l'intérieur de l'œuvre. Ces personnages deviennent en effet, même si Meursault n'en prend pas conscience, des acteurs du drame. Après le crime, nous devinons en éux des témoins en puissance. Meursault, lui, ne s'attendait pas à les voir convoqués à la barre. Les voyant surgir du public « tout à l'heure informe » (p. 133), il s'étonne de « ne pas les avoir aperçus plus tôt » (p. 133). Le voisinage, dans la salle, de figures aussi diverses que celles de Céleste, de Marie et de la « petite bonne femme », en un mot de gens qui ont joué dans son existence un rôle aussi inégal, ne soulève en lui aucune question. Du moins n'a-t-il pas « le temps d'(y) réfléchir ».
A plus forte raison établissons-nous des liens de portée sentimentale et morale auxquels Meursault ne songe pas. Les notations pittoresques par lesquelles il décrit le visage du vieux Pérez (les lèvres tremblantes « au-dessous d'un nez truffé de. points noirs », la « couleur rouge sang » des oreilles, p. 26) émeuvent le lecteur qui interprète ces détails comme les signes d'une tragédie silencieuse. De même, les efforts ingénieux du vieillard s'essoufflant à suivre par une route qui coupe à travers champs l'itinéraire sinueux du convoi funéraire

«
quels mots faudrait-il employer pour Marie si nous étions sOrs
qu'elle s'est si vite consolée d'avoir perdu Meursault 7 Mais
ne serions-nous pas des lecteurs infidèles à la morale de
Camus si, acceptant de comprendre Meur~ault parce qu'il
s'adresse à nous, nous redevenions inflexibles à l'égard de
personnages que nous ne pouvons juger que d'après leur com
portement ? On se souvient qu'il y a quelques années, un con
damné à mort américain nommé Cheseman avait ému le
monde entier sur son sort parce qu'il avait, avec talent, raconté
et publié son histoire.
Le récit de Meursault a beau ne pas
être une plaidoirie, son personnage acquiert, quelque forfait
qu'il ait commis, une dimension humaine qui nous porte à
l'indulgence.
Mais une simple réflexion doit nous interdire de
juger pareillement ceux qui n'ont pas eu l'occasion de nous
ouvrir leur cœur.
MARIE
Meursault aime-t-il Marie, ou n'est-elle pour lui qu'une ten
tation sensuelle ? Cette incertitude reflète celles de Camus.
Il note en effet, dans ses Carnets, qu'ôn ne peut imaginer
qu'un homme normal résiste à un·véritable attrait sexuel, ce
qui pose le problème de la fidélité en amour et de la foi conju
gale.
Lui-même l'a expérimenté à l'occasion d'un premier
mariage éphémère et malheureux avec cette jeune fille
!Simone Hié) considérée comme la plus belle de tout Alger.
Sans doute ne résistèrent-ils ni l'un ni l'autre à l'épreuve de
la fidélité: dès l'été 1936, leur union était rompue.
Un an
après, en septembre 1937, voyageant à Florence, Camus
observe « les seins libres, les yeux et les lèvres qui vous lais
sent avec des battements de cœur, la bouche sèche et une
chaleur aux reins 1 ».
La beauté des femmes d'Alger, aper
çues dans la rue ou à la sortie des bains de mer, inspire
quelques-unes des plus belles pages de Noces.
Mais Marie est l'élément purement charnel d'une tentation
qui s'étend aux éléments naturels dans leur ensemble.
11 J'avais laissé ma fenêtre ouverte et c'était bon de sentir la
nuit d'été couler sur nos corps bruns» (p.
58), écrit Camus
pour évoquer la seconde nuit d'amour de Meursault.
EOt-il
1.
Carnets, 1 (Ëd.
Gallimard, 1962, p.
73).
48.
»
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