Sur le front polonais, le 12 juin 1915, l'armée allemande utilise pour la première fois des gaz de combat. Épouvantés par l'atrocité des effets de ces gaz sur les corps de leurs ennemis russes, les soldats allemands décident de porter secours aux survivants. Le père du narrateur assiste à la scène.
L'Esprit du Mal ici était plus fort encore que la mort, si fort, qu'il fallait trouver un Russe qui ne fût pas tué, n'importe lequel, le mettre sur ses épaules, et le sauver.
Cinq ou six étaient épars dans les buissons, au-dessous d'une capote accro‑
5 chée par le col, et qui oscillait sur ce délire comme un pendu; mon père se jeta sous le premier, s'arc-bouta dans les ronces molles et se releva avec lui. Il tenait des poings semblables à des noeuds. L'homme s'était débattu dans les tournesols et le bracelet d'un de leurs fruits énormes et plats, décomposé par le gaz et troué d'un coup comme un gâteau, bringuebalait à son bras.
10 Mon père, paupières serrées, tout son corps collé à ce cadavre fraternel qui le protégeait comme un bouclier contre tout ce qu'il fuyait, marmonnait sans arrêt: «Vite, vite«, sans savoir ce qu'il voulait dire par là, et n'avait même plus conscience de marcher.
Dès que la lumière l'envahit malgré ses paupières collées, il ouvrit les yeux,
15 et tout le haut du versant russe lui apparut: il était revenu à la clairière. Ces longs boqueteaux à flanc de colline, rongés et noircis par un automne définitif, tués par une force sans retour comme celle de la Création, n'étaient plus rien en face d'un seul visage gazé : sur ces étendues frappées d'un châtiment biblique, mon père ne voyait plus que la mort des hommes. Et pour‑
20 tant — ses yeux peu à peu s'accoutumaient au soleil — il sentait le flamboiement mort s'animer d'une vie secrète, frémir comme frémit la brousse de la convergence de ses bêtes vers les points d'eau. Il distingua au loin des points blancs de chemises, petits, nombreux, par ligne presque parallèles ; de chaque promontoire de forêt, les porteurs, leurs lignes coupées et recoupées
25 par une confuse fourmilière de fuyards, descendaient lourdement dans le vent jusqu'à la clairière dont leur passage ne rompait pas le silence. Ce que faisaient ces hommes, mon père le savait maintenant : non de sa pensée, mais du corps sous lequel il s'enfonçait jusqu'à mi-jambe... Sur tout le versant sombre il sentait s'étendre leurs lignes allongées, dans les friches ou enfouies
30 dans les bois, poussées par la même fatalité solennelle que les nuages dans la haute montagne ; et, depuis l'orée proche d'où de nouveaux porteurs surgissaient inépuisablement, elles lui semblaient se déployer, à travers les arbres noirs jusqu'à la Vistule et jusqu'à la Baltique.
Béant, délivré, il regardait dégringoler vers les ambulances l'assaut de la pitié.
Les forces en présence. L'épisode se situe juste après l'attaque aux gaz. Cependant, le champ lexical du combat reste important dans ce texte : «L'Esprit du Mal« est «plus fort encore que la mort «, «L'homme s'était débattu «, « un bouclier «, « l'assaut «. Ce nouveau combat n'oppose plus, comme nous l'avons vu (II, 2) les Allemands et les Russes, mais les « hommes « et le « Mal «: c'est ainsi contre ce mal que l'ennemi désormais «fraternel« sert de «bouclier«. Il s'agit, en prenant en charge les victimes des gaz de combat, de sauver, non seulement des vies, mais l'humanité de l'homme, terme répété à de multiples reprises.