Les Fleurs du Mal > Les Phares (BAUDELAIRE)
Publié le 14/09/2006
Extrait du document
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats; Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C'est pour les coeurs mortels un divin opium! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !
« Les Phares « désignent les artistes qui ont pour mission de sauver l'humanité en transmuant leurs souffrances en beauté dans un acte d'adoration, d'hommage à Dieu. Ainsi, pour Baudelaire, les artistes sont des intercesseurs entre l'homme et Dieu, ils suivent en cela l'exemple du Christ. Baudelaire consacre les huit premières strophes à huit artistes qui ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, puisque successivement il définit l'art de Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya et enfin Delacroix. Le choix de ces six peintres, dont deux ont été également des graveurs, et de deux sculpteurs, dont l'un, Michel-Ange, a été aussi un grand peintre, montre la prédilection de Baudelaire pour les arts plastiques. Bien qu'une symétrie soit perceptible dans l'inversion qui met en regard la cinquième et la sixième strophes consacrées respectivement à Michel-Ange et à Puget, on ne peut juger concluantes les tentatives d'expliquer cette symétrie formelle par une opposition entre les artistes de l'Idéal (Rubens, Rembrandt, Vinci, Michel-Ange) et ceux du Spleen (Puget, Watteau, Goya, Delacroix).
«
peintre, montre la prédilection de Baudelaire pour les arts plastiques.
Bien qu'une symétrie soit perceptible dansl'inversion qui met en regard la cinquième et la sixième strophes consacrées respectivement à Michel-Ange et àPuget, on ne peut juger concluantes les tentatives d'expliquer cette symétrie formelle par une opposition entre lesartistes de l'Idéal (Rubens, Rembrandt, Vinci, Michel-Ange) et ceux du Spleen (Puget, Watteau, Goya, Delacroix).
Lapause perceptible entre les deux strophes centrales est une respiration destinée à éviter la monotonie d'unerépétition systématique du nom de l'artiste lancé comme une invocation et qui, tout en ayant l'effet d'une litanie,d'une prière, appelle toutefois une diversité dans l'unité.
Mais loin d'introduire un contraste en blanc et noir entre lesadeptes de l'Idéal, d'une part, et les martyrs du Spleen, de l'autre, Baudelaire réunit, au contraire, tous ces maîtressous le signe d'une réversibilité sublimée : chacun d'eux, à sa manière, convertit la souffrance de l'existence enbeauté de l'art, chacun d'eux s'élève du Spleen à l'Idéal, chacun d'eux est donc cité par l'auteur des Fleurs du Mal comme un précurseur, un membre de la communauté spirituelle qui, à travers les âges, relie ceux qui sacrifient leurvie à l'art et à travers l'art à Dieu.
Tous sont des intercesseurs et dans les trois dernières strophes Baudelaire lesconfond dans un même choeur dont ils sont, par métonymie, les représentants.
Transmuant la malédiction enextase, ces artistes ont une double mission : ils prennent la parole au nom de l'humanité, mais leur intercession nese limite pas à un acte de transmission, elle s'accomplit en don de soi, en acte de sacrifice.
Transformant en « purelumière » la boue de la réalité où ils se débattent, ils offrent leur vie à Dieu pour sauver non seulement leur propreâme mais aussi celle des autres hommes.
Dans les deux avant-dernières strophes, apparaît une nouvelle et capitalevariation sur le thème des «Correspondances » qui était le sujet du quatrième poème de « Spleen et Idéal » :
«Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium!
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!»
La notion de correspondances, présente dans l'« écho redit par mille labyrinthes », connaît ici son accomplissementconcret dans le lien que l'artiste apporte à la collectivité humaine qui, par la grâce de l'art, transcendant l'espace etle temps, est sublimée en communauté mystique.
On assiste à une conversion de l'idée de prostitution, centrale dans la pensée baudelairienne.
Dans « Mon coeur misà nu », Baudelaire a écrit : « Qu'est-ce que l'art? Prostitution.
» Et, plus loin, il précise :
« Goût invincible de la prostitution dans le coeur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude.
— IIveut être deux.
L'homme de génie veut être un, donc solitaire.
La gloire, c'est rester un, et se prostituer d'une manière particulière.
»
La prostitution met donc en jeu le rapport entre l'individu et le nombre.
Dans les vers qui précèdent, par le sacrificede l'artiste, la multiplicité se résout en unité.
Le courant satanique est inversé : au lieu de se fondre dans lamultitude, dans l'alcool fort des grandes villes, au lieu de se perdre dans l'ivresse, dans la débauche, l'esprit seconcentre dans la création artistique.
Mais celle-ci n'aura aucun sens si elle est un exercice égoïste.
Contraint à lasolitude, l'artiste ne trouve un sens à sa destinée que s'il est tourné vers les autres.
Alors il ramène la diversité, lamultiplicité du nombre à l'unité d'une forme qui se définit comme une « médiation » entre l'homme et Dieu, entre laréalité et l'idéal.
Selon cette conception, l'artiste ou le poète prend non seulement la parole pour les autres, il s'identifie à eux, ilrépercute à l'infini un même appel, une même attente d'une présence qui fait défaut ici-bas, dans le monde aveugleet clos de l'histoire linéaire prisonnière des lois du temps.
Le divin opium
Cette inversion du rapport entre l'individu et la masse, entre l'un et le nombre, entre l'esprit et les sens estrehaussée par le « divin opium ».
On trouve associées, en effet, ici deux notions contradictoires qui se fondent dansune nouvelle unité de sens.
Dans le cas présent, cette figure de style vient renforcer l'idée de conversion et derédemption qui définit la relation entre l'art, la tension vers l'Idéal, et la réalité de l'homme dans le monde et dans letemps, génératrice de spleen, de désespoir.
La spiritualisation des sensations suggérée par cette expression antinomique s'inscrit dans l'intervalle qui sépare lessynesthésies, simples associations entre les sens, de caractère subjectif et psychologique, et les correspondances,fondées sur une mystique de l'analogie universelle exprimant la structure même de l'organisation cosmique et setraduisant par une symbolique des images et des nombres.
Ce passage d'une pure recherche du plaisir des sens à une exigence de sens qui rende compte des grandesquestions métaphysiques explique la circularité entre le haut et le bas, entre les sens et l'esprit, entre le spleen et.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Charles Baudelaire: LES FLEURS DU MAL, SPLEEN ET IDÉAL, LES PHARES
- Texte d’étude : Charles Baudelaire, « L’Ennemi », Les Fleurs du Mal (1857): Le temps mange-t-il la vie ? (HLP Philo)
- Fiche de révision Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire (1857)
- Baudelaire, dans l’appendice aux Fleurs du mal, écrit : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » En quoi ce vers éclaire-t-il votre lecture du recueil de Baudelaire ?
- Etude linéaire - Spleen et Idéal, Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire