Les Confessions, Livre IV, p. 186-187. Lecture méthodique de Rousseau
Publié le 23/06/2015
Extrait du document
Lecture méthodique
Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient appor¬tés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans
5 le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avan¬çant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et
w de rire. Je me disais en moi-même : « Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur. «
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas
15 un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa fut de bai
20 ser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la cir¬constance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se col¬ler sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut bai
25 sée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fal
30 lait pour arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j' avais osé, j'aurais transposé cet ordre ; car le regard de Mlle Galley
m'avait vivement ému le cœur; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que
35 la journée avait tort de finir, mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue, par tous les amusements dont nous avions su la remplir.
Les Confessions, Livre IV, p. 186-187.
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m'avait vivement ému le cœur; mais je n'osai rien dire, et ce
n'était pas à elle de le proposer.
En marchant nous disions que
35 la journée avait tort de finir, mais, loin de nous plaindre qu'elle
eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret
de la faire longue, par tous les amusements dont nous avions
su la remplir.
Les Confessions, Livre IV, p.
186-187.
--·INTRODUCTION
Situation du passage
Nous sommes au début de juillet 1730.
Jean-Jacques, dans
l'innocence de ses dix-huit printemps, s'est levé tôt pour admi
rer le lever du soleil.
Au cours de sa promenade, il rencontre deux
jeunes filles de son âge, qu'il connaît, Mlle de Graffenried et
Mlle Gal ley.
Profitant de ce beau jour, celles-ci se rendent à che
val au château de Toune, près d'Annecy.
Jean-Jacques les aide
à traverser un ruisseau; en échange, elles décident de le faire
« prisonnier» et l'invitent à venir passer la journée avec elles.
Il
accepte, monte en croupe sur le cheval de Mlle de Graffenried.
Les jeunes gens arrivent à destination, s'affairent dans la bonne
humeur, puis prennent un repas que Rousseau juge « plein de
charmes», non seulement« pour la gaieté» mais aussi« pour
la sensualité».
Axes de lecture
L'épisode retenu ici se situe après le déjeuner (appelé alors
«dîner»).
Il est d'abord le récit des plaisirs simples éprouvés par
le jeune homme et partagés par les jeunes filles.
Il y règne une
atmosphère de sensualité et d'innocence, qui fait le charme de
cette page, et dont nous essaierons de cerner les éléments.
En même temps, l'auteur des Confessions nous livre ici cer
tains aspects de son imaginaire amoureux.
Il rêve encore, avec
nostalgie, d'un bonheur idyllique qui dépasse l'aventure réelle
qui nous est contée, et dont l'allure romanesque puise peut-être
ses sources dans ses lectures d'enfant.
Les axes de lecture déga
geront du texte ces deux aspects complémentaires: sensualité
et innocence; rêve d'un bonheur idyllique.
185.
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