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Les Confessions, Livre III, p. 158-159. Lecture méthodique - Rousseau

Publié le 23/06/2015

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lecture

  Lecture méthodique 11

 

Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu'après coup.

5 On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il

fo y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conver¬sation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent

15 aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris, je dis : « Me voilà. «

Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul

20 et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me don¬ner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut

25 que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opéra en Italie ? Dans les changements de scènes il règne sur ces grands théâtres un

30 désordre désagréable et qui dure assez longtemps ; toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser :

 

cependant, peu à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spec 

35 tacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avais su pre-mièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.

Les Confessions, Livre III, p. 158-159.

de l'extérieur, préalables à l'activité de l'esprit : ce sont les idées elles-mêmes qui suscitent en lui confusion, agitation, palpitations. C'est dans ce surgissement d'idées qu'il déclarera avoir sou­dainement imaginé la thèse du Discours sur les sciences et les arts, en 1749, à Vincennes. En somme, le processus qu'il décrit n'est pas très éloigné de l'expérience du candidat au baccalau­réat qui jette en vrac ses idées et éprouve toutes les peines du monde, ensuite, pour les mettre en ordre et les formuler. L'ori­ginalité de l'analyse va résider dans les deux images que Rousseau développe pour illustrer ce travail d'élaboration mentale.

La métaphore de la fermentation est la première de ces images : pareilles à des substances organiques, les idées « circulent sour­dement «, « fermentent « (I. 21-22); ce bouillonnement intérieur en vient vite à « échauffer « notre penseur, à lui « donner des palpitations [c'est le sens étymologique du mot émotion] (I. 22­23) «. Ce qui n'était qu'une métaphore semble 

lecture

« cependant, peu à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spec- 35 tacle ravissant.

Cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire.

Si j'avais su pre­ mièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.

Les Confessions, Livre ill, p.

158-159.

--· INTRODUCTION Situation du passage Il s'agit du long autoportrait de Rousseau qui se situe au milieu du Livre Ill.

Madame de Warens, qui se soucie de l'avenir de Jean-Jacques, âgé d'environ dix-sept ans, l'a fait discrètement examiner par l'un de ses parents, M.

d'Aubonne.

Le jugement de celui-ci est sans appel : l'adolescent est« un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards)), Comment Jean-Jacques peut-il produire une telle impression? Il se trouve que l'auteur des Confessions, au cours de sa vie, a été plusieurs fois jugé négativement, à partir des seules appa­ rences.

Il veut donc ici expliquer par quelle étrangeté psycholo­ gique il a pu donner une image aussi fausse de sa personne.

Axes de lecture Rousseau nous expose la contradiction fondamentale qui est au cœur de sa nature, puis les conséquences qui en découlent dans sa manière d'être, en société d'abord(« dans la conversa­ tion ))).

dans la solitude ensuite(« quand je travaille))).

Plus l'explication est claire, plus l'argument est convaincant.

Dans ce texte argumentatif où l'auteur s'analyse pour affirmer sa singularité, on ne peut pas séparer la clarté de l'exposé et la défense de la personne.

Nous étudierons donc les deux para­ graphes du texte successivement, en en faisant une lecture méthodique linéaire.

179. »

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