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Les Confessions, Livre II: Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent...

Publié le 17/01/2022

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Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, Mme de Warens m'inspira non seulement le plus vif attache- ment, mais une confiance parfaite et qui ne s'est jamais démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût véritablement de l'amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à qui suis ira l'histoire de nos liai- sons, comment cette passion fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le moins : la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l'assurance ? Comment, en approchant pour la première fois d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un état supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait, comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire ? Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avais dix ans après, lorsque la pli us grande intimité l'eut rendu naturel ? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en avais, mais sans inquiétude, sans jalousie ? Ne eut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé ? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m'aimais, et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmant( ) femme, et l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles or ne s'attend pas. Rousseau, Les Confessions, Livre Il, coll. « Folio », Éd. Gallimard, 1995, p. 87-88.

« II.

Un sentiment ambigu Ce jeu avec le lecteur n'est pas innocent : Rousseau anticipe sur nos réactions (que faut-il penser de cettepremière rencontre?) tout en cherchant surtout à nous préparer à la suite du récit (les amours de Jean-Jacques etde « Maman »). Le futur du récitL'ensemble du texte est sans doute tourné vers le moment de la première rencontre (« du premier regard», I.

2;«dès sa naissance », I.

7; «à l'instant», I.

14; «du premier jour, du premier instant », I.

18-19).

Mais à plusieursreprises, le texte anticipe sur des événements à venir : « une confiance [...] qui ne s'est jamais démentie », I.

4;«ce qui paraîtra tout au moins douteux à qui suivra l'histoire de nos liaisons », I.

6; « le ton familier que j'avais dixans après », I.

19 ; « une question qu'il ne m'est pas [...] venu de lui faire une fois dans ma vie », I.

22 - 23 ; « l'ony trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas », I.

26 - 27.

Il s'agit justement de préparer lelecteur à ces « bizarreries », et notamment à l'étrange « couple à trois » que formeront Jean-Jacques, Claude Anetet Mme de Warens (début du livre V).

La multiplicité des phrases interrogatives ne visait peut-être qu'à éviter laquestion du sentiment amoureux et du désir sexuel qui sera un des thèmes majeurs des livres suivants.On touche là quelque chose d'assez trouble qui relève bien d'une « confession » : Mme de Warens a été à la foispour Rousseau une protectrice, une seconde mère, mais aussi la première femme qu'il ait aimée, et celle qui l'initia àla sexualité. «Je ne dis pas sans désirs »La scène de la première rencontre, qui est ici rappelée, se trouve présentée comme une rencontre amoureuse ; celaest suggéré plutôt que dit de façon explicite : c'est sur le mode de la prétérition que Rousseau évoque un « coup defoudre » (il le dit sans vraiment le dire, nous le laisse entendre tout en disant que ce n'est pas cela...).

Le lexiqueest parfois assez clair : « du premier regard, Mme de Warens m'inspira le plus vif attachement », I.

3 ; « le langagetendre », I.

18.

Mais Rousseau n'évoque l'amour qu'à titre d'hypothèse (« Supposons que ce que j'ai senti pour ellefût véritablement de l'amour», I.

5) pour l'écarter aussitôt (« comment cette passion fut-elle accompagnée, dès sanaissance, des sentiments qu'elle accompagne le moins : la paix du coeur, le calme, la sécurité [...] ? »).Une des dernières questions énoncées désigne directement le sentiment amoureux, mais Rousseau nous ditimmédiatement après qu'elle ne lui a jamais traversé l'esprit : «Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'onaime si l'on est aimé ? C'est une question qu'il ne m'est pas [...] venu dans l'esprit de lui faire une fois dans ma vie[...] », I.

21 - 23.

Le lecteur n'est donc pas libre d'interpréter cette rencontre comme une vraie rencontreamoureuse, tout en y étant cependant régulièrement invité.

C'est toute l'ambiguïté du texte.À un seul moment peut-être, Rousseau renonce à voiler ses sentiments, et c'est alors un aveu direct ; s'il n'avouepas exactement un sentiment amoureux, il confesse, non sans une dernière réticence, un désir : «A-t-on de l'amour,je ne dis pas sans désirs, j'en avais, mais [...] ? (I.

20) ».L'écriture de Rousseau se fait ici extrêmement retorse : un tel passage illustre le contrôle que Rousseau entendgarder sur son lecteur, et la difficulté qu'il éprouve à confesser directement certaines pulsions.. »

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