Les Confessions, Livre II, p. 112. Lecture méthodique - Rousseau
Publié le 23/06/2015
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Lecture méthodique
C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle s'appelait Mme Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et pas¬sablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde
5 d'un commis trop maussade pour être séduisant, et qui ne lais¬sait pas d'avoir des prétentions pour son compte, qu'il ne mon¬trait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte, dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours
io quand il me voyait entrer chez sa dame : il me traitait avec un dédain qu'elle lui rendait bien. Il semblait même qu'elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence, et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là,
15 ou du moins ce n'était pas de la même manière. Soit qu'elle me trouvât trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les avances, soit qu'elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors une sorte de réserve qui n'était pas repoussante, mais qui m'inti¬midait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse
20 pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j' avais pour Mme de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de familiarité. J'étais embarrassé, tremblant ; je n'osais la regarder, je n'osais respirer auprès d'elle ; cependant je crai¬gnais plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorais d'un œil
25 avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu : les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des autres.
30 À force de regarder ce que je pouvais voir, et même au-delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait, ma respi¬ration, d'instant en instant plus embarrassée, me donnait
beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le
35 silence où nous étions assez souvent. Heureusement, Mme Basile, occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fré¬quemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre,
e et quand j'étais prêt de céder à mon transport, elle m'adres¬sait quelque mot d'un ton tranquille qui me faisait rentrer en moi-même à l'instant.
Les Confessions, Livre II, p. 112.

«
beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire
était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le
35 silence où nous étions assez souvent.
Heureusement,
Mme Basile, occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas,
à ce qu'il me semblait.
Cependant je voyais quelquefois,
par
une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fré
quemment.
Ce dangereux spectacle achevait de me perdre,
40 et quand j'étais prêt de céder à mon transport, elle rn' adres
sait quelque mot d'un ton tranquille qui me faisait rentrer en
moi-même à l'instant.
Les Confessions, Livre Il, p.
112.
--· INTRODUCTION
Situation du passage
Après le séjour douloureux à l'hospice des catéchumènes
de Turin où il abjure la religion réformée et où il est baptisé, Jean
Jacques, âgé de 16 ans, erre libre et pauvre à travers la ville, s'inté
ressant à tout ce qui lui semble « curieux et nouveau ».
À bout
de ressources, il s'arrête un jour devant la boutique d'une jeune
et jolie marchande, Mme Basile, chez laquelle il pense pouvoir
exercer son ancien métier.
Elle l'accueille avec« des manières
douces et caressantes [c'est-à-dire affectueuses, aimables] ».
Axes d'étude
Le passage étudié pourrait paraître sans grand intérêt.
Mais
Rousseau prévient l'objection dans le Livre 1 (p.
52) : «Je sais
bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela mais
j'ai besoin, moi, de le lui dire».
Nous comprenons mieux ce
« besoin » en découvrant, sous cette petite comédie légère, une
étape essentielle dans l'éducation sentimentale du jeune Jean
Jacques.
161.
»
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